Le Regard Libre N° 45 – Alexandre Wälti
La binationalité intrigue Claire May. Elle questionne notamment ce sujet dans Oostduinkerke au même titre qu’elle interroge les tiraillements intimes qui trouvent parfois leurs origines dans un certain déterminisme social et culturel à l’image de ses deux personnages principaux: Emma et Charles. C’est ce que l’on comprend au moment de fermer la dernière page du premier roman de l’écrivain belgo-suisse, paru aux Editions de l’Aire.
Le questionnement sur la double nationalité m’accompagne dès lors sur la route du Café du Simplon. Déjà, l’endroit porte en lui des signes binationaux. Le Simplon, ce col qui relie la Suisse et l’Italie. Même si, là, je surinterprète sans doute un peu la situation. Le café jouxte la gare de Lausanne. L’été, la terrasse est souvent pleine du brouhaha des conversations. L’automne, l’ambiance est plus tamisée et c’est à l’intérieur que la rumeur des discussions rythme la journée comme en ce 29 octobre 2018. Quelques clients lisent les journaux; trois d’entre eux, entre le bar et le couloir des toilettes, parlent de l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil. Quelqu’un tire la chasse d’eau. Ah non! Dommage.
La nécessité d’écrire les origines
Une femme entre, encore emmitouflée dans son écharpe turquoise à taches noires, zyeute aux alentours. Les murs gris clair sont illuminés de petites lampes rondes. Je lui demande si elle ne serait pas Claire May. Et oui! c’est bien elle! Un premier contact qui met des sourires spontanés sur nos visages. Nous nous installons ensuite sur les banquettes plus calmes au fond du café, près de la fenêtre. Elle commande un thé. Nous parlons immédiatement de la nécessité de questionner nos origines: «Pour Charles, tout cela a été intuitif tandis qu’Emma découvre cette nécessité parce qu’elle perd un repère en voyant disparaître la maison de famille. Elle cherche à se resituer dans le monde. J’éprouve d’ailleurs personnellement un besoin semblable. J’ai surtout écrit Oostduinkerke parce que je suis le produit d’une époque, d’une histoire, d’un déterminisme et que je suis né en 1991, comme Emma.»
Des clients sont intrigués par les cliquetis de l’objectif de notre photographe. Je ne suis moi-même pas encore habitué à sa présence. Cette sensation disparaîtra très vite. L’échange l’emporte. Claire May frotte un paquet de sucre entre ses pouces et ses index. Je ne poserai pas de question au sujet de la proximité d’Emma et de l’auteur elle-même. Claire May nous confie dans la foulée d’une voix ferme qu’il y avait une urgence d’écrire ce premier roman; par l’évidence du thème. Elle est belgo-suisse, rappelons-le. Elle ajoute, avec un geste soudain de la main droite, qu’elle participe depuis plusieurs années à des concours de nouvelles et qu’elle souhaitait enfin se libérer des contraintes de ce format.
Deux êtres qui n’ont que l’amour à s’offrir en partage
Le personnage d’Emma perd une partie d’elle-même lorsqu’elle apprend que L’Apicule aura bientôt un autre propriétaire. Comme si une part d’enfance allait disparaître avec cette maison de vacances de la famille. Cette bâtisse est marquée par le temps et l’existence à la manière d’une peluche dont on ne pourrait nous séparer. Elle a vécu, vit et vibre encore dans le cœur d’Emma. L’Apicule pourrait devenir villa avec piscine, chauffage et tout le confort d’une résidence secondaire près de la mer du Nord. Mourir sans dignité. Cette cassure émotionnelle, rythmant le roman, ajoute une dimension attachante à la nature introspective, presque froide et un peu renfermée d’Emma. Elle essaie de se détacher tant bien que mal de ce trait de caractère «très suisse», comme le précise Claire May, le sourire en coin.
«Il me savait vulnérable, Charles – particulièrement ces temps. Mais avec moi, il apprenait que la vulnérabilité et la violence n’étaient pas des sœurs ennemies. Lui, c’était un tendre. Jamais un mot au-dessus d’un autre. Jamais de main levée ou de porte claquée. Un homme débonnaire. Un véritable agneau.
Disons qu’à cet instant, je le pensais encore. C’est le lendemain que j’ai compris qu’il cachait aussi en lui de la rage. Une rage moins ostensible que la mienne. Mais une rage autrement dangereuse que mon poing levé absurdement dans les airs.»
Charles est l’opposé d’Emma. Le serveur d’origine allemande est «volubile», selon les propres mots de Claire May, semble exubérant, beau garçon et plein de confiance. Le ton de sa voix se détend en abordant ce personnage. Elle pose le sachet de sucre sur la table. Après une gorgée de thé et en parlant de Charles, l’enthousiasme la gagne et elle paraît plutôt fière de sa création. Charles se dissimule derrière l’Histoire et sa «nostalgie de l’Est» pour n’en dire pas trop sur lui-même et notamment sur sa fuite soudaine après l’incendie qu’il a provoqué dans la maison familiale de Wannsee.
L’écrivain nous informe encore que «la construction de ce personnage s’est faite sur la base de la collectivité, contrairement à Emma, individualiste et en retrait du monde, qui, en tant que Suissesse, s’est toujours sentie à distance de l’Histoire dans son petit îlot helvétique.» Au-delà de l’histoire d’amour, tout en retenue et en sursauts, qui rapproche les deux personnages, l’intérêt du roman se trouve surtout dans le dialogue qu’ils entretiennent et l’influence qu’ils ont l’un sur l’autre. Comme s’ils n’étaient qu’un seul et même souffle.
Cette particularité apparaît formellement dans l’écriture de Claire May. Il est surtout manifeste au chapitre V. Il n’existe aucun marqueur explicite pour les dialogues. «Oui, c’est vrai, d’ailleurs, à la mise en page, les tirets ont été ajoutés et je n’en voulais pas», dit-elle en riant et de préciser qu’elle désirait «ce jeu de doute sur le “qui parle?“ et garder un texte très brut». Elle souligne enfin la chance d’avoir été éditée de cette manière.
«J’avais envie de connaître la suite. Ce qui l’avait mené ici, à Oostduinkerke – ce n’est pas banal comme lieu, Oostduinkerke, tout de même. J’ai failli lui répondre quelque chose de cru.
Abrège Charles! Dis-moi ce que tu fous là, merde!
Il parlait énormement mais cachait l’essentiel – ça sentait le non-dit. Ou alors au contraire, peut-être qu’il était méthodique et que d‘ici quelques mots, tout deviendrait limpide, bercé de lumière et d’évidences.
[…]
Merde j’ai écrasé un crabe.
Puis il s’est retourné.
Allez Emma, viens.
Ce type était fou. Mais cette folie m’attirait tout à coup. La colère avait cédé la place au désir. Je ne comprenais pas.
Allez Emma, viens.
Tant pis. Je comprendrais plus tard. Je me suis mise à courir.»
La littérature, encore et toujours
Notre photographe n’existe plus. Il s’est fait tellement discret qu’on ne l’a plus remarqué. Nous étions au bord de la mer du Nord avec Emma et Charles, en Belgique. Flaubert et Brel n’étaient pas loin non plus. Nous voilà de retour à Lausanne, toujours entre deux pays, au Café du Simplon à discuter littérature comme d’habitude en fin de rencontre. L’enthousiasme grandit dans les yeux soudain plus pétillants de Claire May lorsqu’elle nous confie ses coups de cœur littéraires. Elle m’explique ainsi pourquoi elle apprécie tellement Estive de Blaise Hoffman: «Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il reconnaît son impuissance à décrire la Nature. J’aime cet aveu. Il a eu le luxe de partir un été en montagne pour écrire. Le cadre naturel est merveilleux, mais il en vient à décrire le chalet dans lequel il a dormi, son contact avec l’hôtesse et les autres humains. Il écrit la montagne en décrivant le vacher plutôt que le paysage qui l’entoure.»
Elle redouble de fougue avant de réfléchir subitement un moment. J’attends impatiemment. Elle parle spontanément de Georges Perec et de son Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?. Elle précise qu’il «étonne tout le monde avec cette espèce de chose drolatique qui ne ressemble à rien, ce délire qui donne des recettes de cuisine aux lecteurs.» Elle aime particulièrement la liberté de ce deuxième roman de l’écrivain français. Enfin, elle admire aussi Cadiot pour sa façon de s’extraire totalement de la narration dans Un mage en été. Un roman que le lecteur ne doit pas forcément commencer à la première page. Un peu à la manière de la Marelle de Julio Cortázar.
Le feu de vie
A-t-on parlé de la binationalité? Même pas. Je sens comme une frustation en vous imaginant lire cette ligne. De quel droit ce prétendu critique littéraire se joue de nous de la sorte? Quel malhonnête tout de même! Une frustration semblable à celle que Claire May provoque par son écriture dans laquelle elle ne cesse de faire monter la tension, en la coupant souvent sèchement à son paroxysme. Construisant ainsi les parcelles d’émotions réunissant Emma et Charles et que le lecteur doit ensuite assembler à l’aide de son propre vécu. Une belle expérience de lecture.
L’écrivain nous a dit qu’on lui avait reproché cette manière d’écrire. Elle a ajouté que «finalement, c’est tellement ce qui se passe lorsque l’amour naît entre deux personnes.» C’est vrai que l’on s’enthousiame lorsque l’on rencontre quelqu’un qui nous attire. L’instant d’après, on désespère. On se souvient, puis on veut oublier. On ne sait plus. On doute. On insiste. Et parfois, comme dans le cas d’Emma et Charles, on brûle de vivre.
Ecrire à l’auteur: alexandre.waelti@leregardlibre.com
Crédits photos: © Loïc Seuret pour Le Regard Libre