Le Regard Libre N° 7 – Jonas Follonier
L’interview de Frédéric Jollien, président de la section suisse des European Students For Liberty.
Le Regard Libre: Qu’est-ce que le libéralisme?
Frédéric Jollien: Le libéralisme est une philosophie politique affirmant le droit naturel de chaque être humain. Le principe de ce droit est que chaque individu est propriétaire de lui-même et de son activité. C’est une condamnation de l’agression, celle-ci étant définie comme une atteinte à la propriété d’autrui contre son consentement.
Le libéralisme vise à réduire ou à supprimer tout acte coercitif d’individus sur d’autres individus. Si ce principe va de soi pour les faits de personnes isolées (le vol à main armée, le meurtre etc.), il est malheureusement ignoré lorsque des actes ont été voulus par des officiels ou des majorités (guerre, taxation, inflation etc.). Son combat politique est donc de renseigner les citoyens de tous les effets de la coercition légale et de la combattre. Le libéralisme ne participe pas au culte de la démocratie telle qu’on la perçoit aujourd’hui. Qu’une minorité soit persécutée par un roi ou par le consentement démocratique du peuple ne fait absolument aucune différence. Pour un libéral, l’essence véritable de la démocratie est la souveraineté de l’individu sur sa vie personnelle. Benjamin Constant avait fait une très bonne explication du libéralisme en séparant la liberté des Anciens qui prétend que la liberté est de pouvoir exprimer son avis dans une urne et la liberté des Modernes qui revendique le droit à l’exercice de son indépendance privée.
Le libéralisme est-il actuellement en phase d’extinction ou au contraire en phase d’expansion?
Il est globalement en phase de réapparition après un XXe siècle absolument détestable pour ce courant de pensée. Il y a les mouvements libertariens américains (mot anglo-saxon pour parler du libéralisme sans être assimilé au liberalism du parti démocrate de tendance socialiste). En Afrique, le mouvement libéral prend vraiment beaucoup d’importance chez les jeunes. En Europe, ce sont surtout les pays de l’Est (à l’exception de la Russie) qui voient une renaissance forte du libéralisme philosophique et politique. Ce renouveau n’apparaît encore que très peu en politique. L’Occident est, bien au contraire, la scène d’un anti-capitalisme devenu mainstream bien qu’il faille nuancer selon les particularités locales. Je remarque surtout une progression impressionnante chez les jeuns. Bien que le nombre de militants soit négligeable, la cohérence et la qualité intellectuelle sont bien présentes. Le réseau internet a permis un accès au savoir, une amélioration des débats et une construction importante d’une communauté militante qui n’avait jamais été vue auparavant.
Un nouveau créneau est né, un mouvement assez théorique et poussé: l’anarcho-capitalisme. Que préconise cette doctrine? La loi de la jungle?
Pendant des siècles, les libéraux ont démontré que l’Etat n’avait aucune légitimité dans certains domaines (comme la religion ou l’habillement) et qu’il fallait garantir une liberté individuelle. Ceci amena notamment à la création des Droits de l’Homme qui visaient spécifiquement à restreindre l’action des Etats. Les libéraux restaient cependant convaincus que l’Etat avait une fonction essentielle pour garantir les libertés qu’ils défendaient. Par exemple, si la liberté religieuse devait être défendue, il fallait un intermédiaire neutre pour empêcher les gens de s’imposer mutuellement leurs religions. L’Etat était vu comme le garant indispensable à la sauvegarde des libertés individuelles. L’anarcho-capitalisme prétend qu’il faut cesser avec ces soi-disant «droits régaliens» et qu’une concurrence des justices et des entreprises de sécurité est non seulement faisable mais tout à fait souhaitable. C’est un mouvement qui n’est pas nouveau. L’un des premiers à l’avoir théorisé est Gustave de Molinari, un économiste belge du XIXe siècle. Il s’agit de l’aboutissement absolu du libéralisme politique: la suppression pure et simple de l’Etat. Ce mouvement a pris passablement d’inspiration dans le socialisme individualiste américain et a également aujourd’hui les apports de David Friedman par exemple. La loi de la jungle est la loi du plus fort, la loi de la violence. Le libéralisme revendique au contraire les droits naturels de chaque homme sur sa propriété légitime. C’est l’exact opposé de la barbarie et de la loi du plus fort. Pour l’homme de peu de probité intellectuelle, l’argument de la jungle facilite l’approbation des foules. L’analyse des discours politiques montre que ce sophisme a été largement utilisé pour justifier maints despotismes. Et c’est malheureusement encore le cas aujourd’hui. Il faut savoir ce qu’on entend sous les termes «d’ordre» et de «jungle». Personnellement, je préfère défendre la jungle suisse à l’ordre nord-coréen.
Selon vous, le traditionnel clivage gauche-droite est-il sensé ou devrait-on fondamentalement réformer notre conception et notre pratique du débat d’idées et de la politique?
Le clivage gauche-droite n’est pas lié à la philosophie politique mais à la tendance idéologique du moment. Actuellement, la droite est associée à un interventionnisme civil (police forte, contrôle des frontières, préservation culturelle etc.) et à un relatif libéralisme économique, tandis que la gauche est interventionniste économiquement mais défend relativement la liberté civile (mariage homosexuel, libéralisation des drogues etc.). Historiquement, ça n’a pas toujours été le cas. Les libéraux se distancient complètement de ce clivage et en critiquent la non pertinence intellectuelle. Etant donné que les décisions gouvernementales font la part belle aux questions économiques, les libéraux sont généralement classés à droite mais vous les trouverez avec la gauche pour d’autres combats ou parfois complètement seuls.
De nombreux politiques, intellectuels, journalistes ou citoyens lambda dénoncent aujourd’hui une certaine surabondance de l’importance du bien individuel par rapport au bien commun. Que pensez-vous de cette critique?
C’est un sophisme ridicule. On ne saurait opposer l’un à l’autre. La tendance actuelle est effectivement de crier à l’égoïsme, à l’individualisme et de glorifier un bien commun qu’on ne saurait définir. Or, le bien commun ne peut être un bien s’il n’améliore pas le bien individuel. Le tout «collectif» est formé de ses individus. Le peuple et la société sont des abstractions qui n’ont pas de conscience ni de caractéristiques définies. Qui sont ces hommes qui seraient capables de définir le «bien commun» de la société en lieu et place des individus qui la composent? Il est terrible de constater que plus les problèmes s’amplifient, plus ces sophismes prennent de l’ampleur. On ne saurait penser à certains événements historiques sans frissonner d’inquiétude. Que d’horreurs ont été faites au nom de ces idées.
Selon vous, les libéraux sont-ils actuellement minoritaires ou majoritaires auprès de la population suisse?
Cela dépend de quel point de vue. Politiquement, il n’y en a pas ou très peu. Les individus ont tendance à attendre beaucoup de l’Etat et à faire du lobbyisme pour défendre leur gagne-pain. C’est le système dans lequel ils vivent et ils sont disposés à y souffrir. Comme le disait Bastiat, «l’Etat est cette grande fiction à travers laquelle tout le monde essaie de vivre au dépend de tout le monde.» Mais dans la vie de tous les jours, ils sont emprunts de libéralisme: ils ne tolèrent pas le vol par exemple et collaborent librement, s’échangent et s’entraident. En réalité, la population ne voit pas que leurs actes politiques sont exactement à l’opposé de leurs valeurs profondes. Jamais ils n’iraient frapper chez leurs voisins pour leur confisquer un produit alimentaire. Par contre, ils sont prêts à voter des lois (protectionnisme alimentaire, interdiction de tel type d’aliment etc.) qui enverront des hommes en bleu le faire à leur place. C’est assez étrange que les individus attribuent des droits à une entité externe, l’Etat, qu’ils n’attribueraient jamais à eux-mêmes.
L’Homme est-il par nature capitaliste?
Il faut toujours définir les termes que l’on utilise pour bien se comprendre. Le capitalisme est ce que l’on entend par une propriété privée des biens. Le capitaliste est désigné comme l’homme qui conserve du capital (des biens sous forme monétaire ou non) pour améliorer son bien-être soit aujourd’hui (en l’empruntant et en touchant des intérêts) soit demain (en le réinvestissant ou en couvrant les sinistres imprévus). Oui, l’Homme est capitaliste et son corps l’est également: il conserve des biens pour une utilisation ultérieure. Ce n’est même pas le propre de l’espèce humaine: c’est le propre de tout être vivant. Mais attention, le capitalisme n’est pas forcément libéral. Le capital peut être accumulé autant grâce à l’agression qu’au travail. Il est important de faire cette distinction car le capitalisme ou le libéralisme sont souvent assimilés au corporatisme, à l’esclavage ou à d’autres formes d’agression.
Le Parti libéral-radical est-il libéral? Est-il radical?
Il faut toujours bien différencier le parti de la philosophie politique. Un parti est là avant tout pour emporter des élections. Les idées qu’il défendra n’ont généralement pas de cohérence philosophique réelle. Vous entendrez souvent les partis revendiquer le confédéralisme et l’autonomie des cantons, puis les bafouer lors de la votation suivante en revendiquant les règles démocratiques et la loi de la majorité fédérale. Actuellement, aucun parti n’est absolument libéral. Si le PLR prétend représenter un certain libéralisme économique, il propose régulièrement des subventions à tel secteur, des réglementations à d’autres et des sauvetages quand «il le faut». De même sur le sujet des libertés civiles: les accords maritaux entre personne de même sexe ne font actuellement pas la majorité, la libéralisation des drogues n’est même pas un sujet et la liberté confessionnelle est gravement remise en question par une minorité. Le PLR est-il plus libéral ou radical? C’est une question difficile à répondre. Déjà auparavant, le Parti libéral n’était libéral que dans la mesure où on le comparait aux autres. Quant au Parti radical, il ne peut s’inscrire dans une véritable philosophie politique: il est le fruit d’une union entre le jacobinisme français, le libéralisme religieux, les prémisses du socialisme et de concessions faites avec les conservateurs pour en arriver à la défense d’un fédéralisme constitutionnel. C’est le fruit d’une histoire plus que le fruit de la raison. Mais le PLR a changé, il change et il changera.
Peut-on être à la fois conservateur et libéral?
Oui, totalement. Le conservatisme n’est pas foncièrement une doctrine politique. On peut être conservateur et refuser d’imposer sa vision à autrui. Un conservateur libéral doit être logique et conséquent. S’il réprouve l’union homosexuelle, il ne doit pas pour autant empêcher des individus de faire des contrats de mariage entre eux. S’il réprouve les nouvelles technologies, il n’a pas à interdire à autrui, par la force de l’Etat, de les utiliser. De même, s’il souhaite un signe religieux dans la classe de ses enfants, il n’a pas à l’imposer à tous par l’intermède des écoles obligatoires. Par contre, il peut revendiquer son droit à avoir une éducation religieuse à son enfant ou le droit de refuser l’imposition de nouvelles technologies. Il est maître de sa vie et de sa propriété. La liberté implique la possibilité d’établir des contrats volontairement avec autrui et le droit de les refuser. Le libéralisme n’est donc pas un dogme moral et s’adapte totalement aux choix individuels. Dans un monde libéral, les conservateurs peuvent avoir leurs propres écoles, leurs églises et les socialistes monter leurs kibboutz et vivre en collectivités librement consenties.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
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