Le Regard Libre N° 78 – Tribune collective (liste des signataires à la fin)
Les réformes de l’orthographe sont dans l’air depuis la fin du siècle passé. Ces simplifications n’ont cependant jamais réussi à s’imposer par l’usage parce que, finalement, l’orthographe traditionnelle, bien que parfois surprenante, ne gêne pas grand monde. Elle se modifie au rythme des évolutions sociales et scientifiques. Or aujourd’hui, on n’entend plus se fier à l’usage, législateur ultime, mais on veut imposer autoritairement des modifications. «On»? La Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse romande et du Tessin (CIIP), qui en appelle à l’Académie française. Celle-ci s’oppose pourtant à toute prescription à caractère obligatoire en matière d’orthographe, tout en admettant deux graphies dans certains cas.
Nous, soussignés, nous opposons à la mise en application de cette «orthographe rectifiée».
Ce n’est pas à l’Etat d’intervenir dans les connaissances humaines, comme ce n’est pas à lui de réécrire l’histoire, la philosophie ou la musique. La politique scolaire doit promouvoir la langue et la faire aimer, ce qu’elle ne réussit déjà pas. Une langue appartient à ceux qui l’utilisent et pas à une petite coterie qui n’a aucune autorité pour la modifier. Si l’on pouvait ainsi «rectifier» l’orthographe par une décision arbitraire de quelques politiciens locaux, comment expliquer ensuite aux jeunes que l’orthographe est importante alors qu’on peut aussi aisément l’agresser? Le reste de prestige que cette valeur commune conserve encore, quel avenir aurait-il à l’heure où le monde se plaint d’une époque où les valeurs sont en déliquescence?
Car la langue ne se réduit pas à un simple outil. Avant d’être un instrument de communication, la langue est un lieu de vie. C’est un creuset, riche et sonore, dans lequel se forge une partie de l’individu. Parce qu’elle est maternelle, la langue est d’abord matrice: en elle, on trouve un sens à ce qui nous arrive parce qu’on peut nommer les heurs et les malheurs, les faire signifier, leur donner une raison d’être, éloigner la nuit, l’écrire. De plus, la langue propose un code rigide, des cases sont là, réservées, et ce code orthographique, chacun peut le remplir au gré de sa propre histoire. Elle permet de mettre de l’ordre dans le monde, intérieur et extérieur. En elle s’organise donc la pensée, s’articulent les éléments de la réflexion. Elle offre ainsi la jouissance de comprendre, le bonheur qui donne parfois l’envie de s’abîmer dans les phrases, les vers ou simplement les lettres qui s’organisent.
Parce que la langue est musique, l’enfant qui l’acquiert puis l’adulte qui la maîtrise aiment à en jouer comme d’un instrument. Imitation infinie des mots, puis des motifs, repris dans la bouche d’un autre, plaisir des phrases rythmées qui se répètent! Mélodie des mots de l’enfance, des noms de lieux, des graphies curieuses, qui donnent aujourd’hui encore le frisson! Le corps entier passe dans la langue pour y rejoindre l’âme, et c’est alors ce qu’on appelle la «voix». Dans la voix, une séduction apparaît, et bientôt un envoûtement. C’est en fait ce que les Grecs appelaient «logos». Les premiers, ils avaient découvert cette métaphysique du langage, ce qui fait qu’il y a de la littérature, et non pas simplement de la communication, comme chez les phoques ou les marmottes. Qu’on est loin du credo qui entend simplifier notre langue comme on le ferait d’un vulgaire accessoire trop complexe! Toucher à la langue, surtout à l’accent circonflexe, c’est s’en prendre à plus ancien que soi, à l’histoire. On est d’une langue comme on est d’un pays: laissons à l’usage le temps de faire son lent travail de décantation.
Liste des signataires:
Jean Romain, philosophe, écrivain, député genevois PLR, ancien président du Grand conseil, auteur de la pétition «Rectifier l’orthographe? Non merci!»
Marc Bonnant, avocat, prix du rayonnement français 2017 et «Meilleur orateur francophone vivant» lors de la «Nuit de l’éloquence» (2016)
Pascal Couchepin, ancien conseiller fédéral
Jacques Pilet, journaliste et écrivain, fondateur du Nouveau Quotidien (devenu Le Temps) et de L’Hebdo, co-fondateur de bonpourlatete.com
Pascal Vandenberghe, PDG de Payot
Léonard Gianadda, président de la fondation Pierre Gianadda, officier de la Légion d’honneur, commandeur des Arts et des Lettres, membre de l’Institut
Monique Rey, écrivain, ancienne enseignante de littérature, présidente de l’Alliance française de Fribourg
Daniel Sangsue, écrivain, professeur émérite de littérature française à l’Université de Neuchâtel
Jean-Michel Olivier, écrivain, prix Interallié 2011
Marie-Hélène Miauton, chroniqueuse et essayiste
Slobodan Despot, écrivain, journaliste et éditeur
Ivan Slatkine, éditeur
Raymond Delley, écrivain et ancien chargé de cours en littérature française à l’Université de Fribourg
Guy Mettan, journaliste, essayiste et député genevois
Bernard Campiche, éditeur
Stéphane Garelli, économiste et chroniqueur, ex-président du conseil d’administration du journal Le Temps
Oskar Freysinger, écrivain, auteur-compositeur, ancien conseiller national et conseiller d’Etat valaisan UDC
Bertrand Reich, avocat, écrivain, président du PLR Genève
Roland Jaccard, écrivain, essayiste, journaliste (ex- chroniqueur au journal Le Monde), ancien éditeur
Marco Polli, comédien, metteur en scène, ancien enseignant et ex-président de l’Union du corps enseignant secondaire genevois et de la Commission Langues Vivantes
François-Xavier Putallaz, philosophe, professeur titulaire à l’Université de Fribourg
Olivier Meuwly, historien et essayiste
Jean-François Fournier, écrivain et journaliste
Jean-Hugues Schulé, journaliste et éditorialiste
Yves Tabin, ancien juge
Olivier Beetschen, écrivain
Julien Sansonnens, écrivain et ancien député
Olivier Pillevuit, écrivain et médecin
Gilbert Pingeon, écrivain
Cathy Sierro, bibliothécaire
Pierre Béguin, écrivain
Denis Ramelet, libraire indépendant
Laurent Galley, écrivain
Edna Favre, enseignante
Michel Siggen, professeur de philosophie
Fabienne Héritier, auteure et professeure
Stéphane Marti, ancien professeur de littérature
Sylvie-Françoise Burgstaller, ancienne professeure de français
Olivier Français, conseiller aux Etats vaudois PLR
Cyrille Fauchère, docteur ès lettres, collaborateur scientifique à l’Université de Fribourg, député valaisan UDC
Delphine Bachmann, présidente du PDC Genève
Philippe Bauer, avocat, conseiller aux Etat neuchâtelois PLR
Jean-Marc Guinchard, député genevois PDC
Philippe Nantermod, avocat, conseiller national valaisan PLR
Yves Nidegger, avocat, conseiller national genevois UDC
Olivier Feller, avocat, conseiller national vaudois PLR
Salika Wenger, députée genevoise PC (communiste)
Félicien Monnier, avocat, éditorialiste, président de la Ligue vaudoise
Léopold d’Arenberg, administrateur-délégué de la Fondation d’Arenberg
Paul-Arthur Treyvaud, avocat, ex-député genevois PLR
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