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L’insignifiante lourdeur des petites gens oubliées5 minutes de lecture

par Arthur Billerey
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Dans plusieurs sondages rencontrés sur Facebook, çà et là au sein de groupes littéraires obscurs ou lumineux, élitistes ou populaires, déserts ou grouillants, anarchiques ou mesurés comme une horloge suisse, le nom de Pierre Michon revient systématiquement au galop dans le classement des dix écrivains les plus adorés. Et considérés avec, cité en exemple, son ouvrage Vies minuscules, fameux fumet d’existences oubliées qui nous émeuvent au point de nous attendrir. Mais pourquoi donc revient-il toujours, ce nom de Pierre Michon, pain quotidien dont on s’arrache autant la miche?

Avant d’y répondre, il faut savoir que ces Vies minuscules sont une suite de huit existences ignorées, oubliées, de noms tombés en désuétude qui ne sifflent plus à aucune oreille, ni n’évoquent plus aucun souvenir. Ces vies insoupçonnées et balayées par la mort ou la disparition sont uniquement reliées à Pierre Michon (le supposé narrateur) par le sang ou par la rencontre. Et au moyen d’un des pouvoirs de l’écriture, celui de réactualiser le passé, de lui rendre son souffle, Pierre Michon perfuse ces vies avec les mots, pour qu’elles respirent à nouveau, que le sang circule, qu’elles réchauffent les peaux mortes. Et pour commémorer les souvenirs, usant à foison de la fiction quand la mémoire ne suffit pas, imaginant ce qu’il aurait pu en être d’un tel ou d’un tel, de son ancêtre Antoine Peluchet, par exemple, banni par son père et disparu, dont la seule preuve tangible de son passage ici-bas reste une relique conservée dans une vieille boîte à biscuit. De cette relique, comme d’autres amorces que le lecteur découvrira en lisant l’ouvrage, Pierre Michon se souvient:

«La relique est une petite Vierge à l’enfant en biscuit, souverainement inexpressive sous un boîtier de verre et de soie qui recèle, dans un double fond cacheté, les restes infimes d’un saint. Cet objet suivit jusqu’à moi la filière que j’ai dite, et épousa tous ces noms; et tous les noms que j’ai dits sont attestés ici et là par les stèles des cimetières de Chatelus, Saint-Goussaud, Mourioux, invariables sous le grand soleil et dans le gel des nuits; et toutes les chairs variables qui habitèrent ces noms en appelèrent à la relique quand elles durent en découdre avec l’essentiel, quand dans son nid vivant l’être se heurte à lui-même et de ce heurt paraît ou disparaît, quand il faut naître et mourir.»

Des souvenirs sur commande

Peut-être que si ces Vies minuscules ont bouleversé autant le lectorat francophone – et continuent de le bouleverser – c’est parce que chacun, dans ces huit successions de vies racontées, approfondies et réapropriées par les mots, s’y retrouve égoïstement et intimement, fabulant (par effet de miroir) une fois le livre refermé, au sujet d’une relique de sa propre famille sur laquelle contreplaquer aussi, à son tour, le décor vivant d’un drame familial ou d’un bonheur étincelant, consolidant le passé au moyen de l’intuition, repeignant les murs au passage, colmatant les trous de mémoire avec du ciment magnésien. Créant puisqu’il le faut, car nous savons un jour et oublions le lendemain, des souvenirs sur commande pour se rappeler et rappeler la vérité à l’ordre sur ce qui fut.

Des petites gens et des petits villages de France

Et si l’on s’arrache autant la miche du pain de Pierre Michon, n’est-ce pas parce que c’est un pain de campagne, croustillant et doré comme c’est l’usage, à la française? Ces Vies minuscules sont celles de ruraux du Limousin, au début du XXe siècle, du département de la Creuse. Autrement dit, ce sont les vies rudes de petites gens, vivant dans des petits villages méconnus, eux aussi, et à une époque où les femmes, comme Elise par exemple, veillent sur les foyers et les entretiennent, de la marmite au ménage, suant sous leur tablier pendant que les hommes suent sous leur chapeau, aux champs, bottelant le foin ou rameutant le bétail. Ainsi les ancêtres de Pierre Michon ne sont pas si différents des nôtres, car la vie campagnarde reste la vie campagnarde. Certains rêvent de faire fortune sur des terres lointaines. D’autres restent, se déchirent, se font violence, s’apaisent et s’aiment follement. Mais tout le monde vit et le soir, quand le sommeil réquisitionne nos corps et abaisse nos paupières, tout le monde rêve.

«Le vent passe sur Saint-Goussaud; le monde, certes, fait violence. Mais quelles violences n’a-t-il pas subies? Les fougères miséricordieuses cachent la terre malade; y poussent du mauvais blé, des histoires niaises, des familles fêlées; du vent le soleil surgit, comme un géant, comme un fou. Puis il s’éteint, comme s’est éteinte la famille des Peluchet: on dit ainsi, quand le nom cesse de s’apparier à des vivants. Seules le profèrent encore des bouches sans langue. Qui ment avec obstination dans le vent?»

Du style

Enfin, ce qui plaît, chez Pierre Michon, c’est sûrement la même chose que chez les autres, on pourrait dire un Proust, un Aragon, un Bobin, une Duras, une Ernaux ou une Despentes (osons le fourre-tout), c’est la singularité de l’écriture et la trouvaille assumée d’un style. Dans ces Vies minuscules, les phrases s’enfilent comme des perles à un collier de jeune mariée. L’écriture est travail d’orfèvre, impérieuse, précieuse, pigmentée et odorante. Le point-virgule sert de point d’attache, donne du rythme et de la vivacité aux descriptions et les parenthèses, de temps en temps, servent à contenir les doutes du narrateur. Bien sûr, il faut ajouter un vocabulaire léché et une poésie puissante, naturelle, capable de tout. Une poésie capable d’embrasser le milieu pauvre, rural, et la vipère sous les ronces. Une poésie capable d’alourdir, sur la balance des vies humaines, l’insignifiante lourdeur des petites gens oubliées. Et cette insignifiante lourdeur, ce poids d’humain, ce poids plume, finalement lourd comme une ancre sacrée, n’est-il pas la preuve évidente que toute vie est importante?

«Il a caressé des petits serpents très doux; il parlait toujours. Le mégot brûlait son doigt; il a pris sa dernière bouffée. Le premier soleil l’a frappé, il a chancelé, s’est retenu à des robes fauves, des poignées de menthe; il s’est souvenu des chairs de femmes, de regards d’enfants, du délire des innocents: tout cela parlait dans le chant des oiseaux; il est tombé à genoux dans la bouleversante signifiance du Verbe universel. Il a relevé la tête, a remercié quelqu’un, tout a pris un sens, il est retombé mort.»

Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com

Crédit photo: © Babsy/Wikipedia

Pierre Michon
Vies minuscules
Editions Gallimard
1984
224 pages

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