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Rencontre avec Elisa Shua Dusapin, une révélation métissée des lettres romandes8 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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En plus d’être jeune et charmante, Elisa Shua Dusapin apparaît sur la scène des lettres romandes comme une révélation envoûtante, pour sa plume délicate et son sens du métissage. De mère coréenne et père français, l’écrivain a grandi à la frontière de ces deux cultures. Ce qui a donné une tonalité multiculturelle à son premier roman, Hiver à Sokcho (2016). Il y est question de la rencontre entre une narratrice franco-coréenne dont on ne connaît le nom et Kerrand, un auteur de bande-dessinée normand. Elle, travaille dans une pension miteuse pour financer ses études; lui, devient son hôte en quête d’inspiration. Se tisse entre ces deux êtres, que tout semble séparer, un lien empreint d’angoisse et de sensualité, de lassitude et de pudeur. Cette œuvre simple et percutante connaît un vrai succès, qui lui a valu récemment de nombreux prix.

Le Regard Libre: Vos origines familiales ne sont pas sans liens avec le roman. De quel joyeux métissage êtes-vous issue?

Elisa S. Dusapin: D’emblée, il est pour moi fondamental d’établir qu’Hiver à Sokcho n’est pas une autobiographie. Le seul point commun que l’on retrouve entre la narratrice et moi, c’est l’origine franco-coréenne. Ma mère étant Coréenne et mon père Français. Je suis née en France, mais la plus grande partie de ma vie s’est déroulée ici, à Porrentruy. Ma protagoniste est en revanche née en Corée et ne connaît la France que par la littérature.

Quel chemin vous a menée à la rédaction de cet ouvrage?

Tout a commencé au lycée. Au-delà d’une envie d’écrire, j’en ressentais le besoin. Je devais parler de mon rapport au métissage, à la multiculturalité. Intimidée cependant par le poids de mes maîtres littéraires, je n’osais pas me mettre à l’œuvre. Le déclenchement est venu lors du choix de sujet pour mon travail de maturité. C’était le moment ou jamais d’écrire, pour la simple raison qu’il y aurait une date butoir à respecter et le jugement de professeurs pour me guider. Et là, révélation. J’ai connu dès lors l’importance qu’occuperait l’écriture dans ma vie. Par ailleurs, j’ai eu la vraie chance d’entendre parler de l’Institut littéraire suisse de Bienne à un jour près de la reddition de mon travail. Sans trop y réfléchir, je me suis inscrite.

Que vous a apporté concrètement l’enseignement dispensé par cet Institut littéraire?

Principalement, le rapport professionnel à l’écriture. Dans la solitude qu’il implique, dans sa rigueur. Ecrire, ce n’est pas simplement poser ses émotions sur le papier. C’est un authentique artisanat.

Un artisanat?

Oui, absolument. Une telle considération permet de désacraliser l’écriture. A l’école, on a tendance à placer la littérature si haut qu’elle paraît inaccessible. Il y a certes des Rimbaud ou Baudelaire que chacun admire, mais ce qui constitue le travail du romancier aujourd’hui comme autrefois, c’est rédiger, effacer, lire, relire, critiquer, retirer des passages entiers, en ajouter de nouveaux. Et échanger avec d’autres écrivains.

Noëlle Revaz, notamment.

En l’occurrence, puisqu’elle était mon mentor à l’Institut littéraire. Mais aussi avec mes camarades. Ce n’est effectivement pas avec tout le monde que l’on peut parler des problèmes rencontrés dans un texte en cours. Leur avis est très porteur, si ce n’est essentiel.

Votre roman se déroule à Sokcho dans sa totalité. Pourquoi avoir choisi cette ville balnéaire de Corée du Sud?

A vrai dire, j’avais au départ ambiancé l’histoire à Pusan, deuxième plus grande ville du pays, grand port de pêche international. Avant tout, je voulais que la mer soit présente dans mon histoire. L’écriture avançant, je me suis rendue compte que je manquais d’aisance avec Pusan, que je connais pourtant bien. Intimement, je ne me sentais pas proche de cet endroit. M’est alors revenue en mémoire une autre localité: Sokcho. J’y étais passée par hasard avec ma famille en 2011. La ville n’est pas belle, elle a toutefois fait écho en moi. Par sa nostalgie, par sa déchirure, puisqu’elle se situe à quarante kilomètres de la Corée du Nord. Ses habitants attendent constamment la sérénité de l’été avec son climat plus vivable et ses touristes. Et même en haute saison, la station balnéaire souffre toujours de la présence des militaires et des barbelés. C’est étrange car joie et vie cohabitent avec une omniprésence de mort. Par cette alternance de vide et de trop plein, et sa situation géographique en cicatrice, Sokcho est un prolongement de la narratrice.

Vous écrivez par un dialogue entre la narratrice et Kerrand: «– Ma Normandie n’est plus celle de Maupassant. – Peut-être. Mais c’est comme Sokcho.» Quel est le lien profond qui se tisse entre Sokcho et la Normandie?

Le seul lien que j’ai vraiment voulu laisser transparaître entre ces deux terres, c’est le phantasme vis-à-vis de la différence. La fille du roman n’est jamais allée en France. Elle se crée malgré tout une idée de la Normandie par Maupassant. Kerrand, lui, semble être seul sous le charme de Sokcho.

Détour historique oblige, la narratrice raconte, à propos de la guerre de Corée: «– Vos plages, la guerre leur est passée dessus, elles en portent les traces mais la vie continue. Les plages ici attendent la fin d’une guerre qui dure depuis tellement longtemps qu’on finit par croire qu’elle n’est plus là, alors on construit des hôtels, on met des guirlandes mais tout est faux […]» Qu’est-ce qui est faux?

En tant qu’auteur, je ne porte, à titre personnel, aucun jugement ici. Ce qui est faux se trouve dans le regard du personnage. Elle vit une frustration perpétuelle d’habiter dans cette ville de Sokcho, alors qu’elle aimerait la quitter, si ce n’est pour rester près de sa mère. En plus, elle doit être accablée de jalousie envers les touristes qui viennent en période faste de l’été pour repartir ensuite et laisser un vide nourri de nostalgie. Ceux-ci ne connaissant que le maquillage du lieu, ses guirlandes et son apparat. Ce qui est faux encore, c’est l’illusion d’une guerre finie, d’un bonheur retrouvé. Mes grands-parents eux-mêmes, qui ont vécu le déchirement du pays, espèrent toujours une réunification des deux Corées.

Vous parlez de frustration, de jalousie; n’est-ce pas en fait une tragédie qui se profile par l’histoire intime de chacun des personnages, de la narratrice à son petit-ami, jusqu’à sa mère et Kerrand?

Il y a certainement du tragique chez tous ces personnages. Mais au-delà de la tragédie, j’appuierais surtout sur l’état de fait. Une fatalité révélant un réel contre lequel on ne peut rien. Pour la narratrice, c’est le cas dans son rapport au corps. Elle ne s’y sent pas bien, voudrait changer, tout en se révoltant contre le dictat de l’apparence. J’ai tâché néanmoins de ne pas aborder cette thématique de plein fouet, pour ne pas tomber dans le cliché ou le pathos. Je voulais absolument éviter les deux écueils d’une romance plate ou d’un drame psychologisant. En même temps, le tragique et la nostalgie ambiants d’Hiver à Sokcho sont très représentatifs du peuple coréen. Un peu comme les Portugais qui ont pour chant emblématique le fado. On dit d’ailleurs que les Coréens sont les Latins d’Extrême-Orient; ils clament la tristesse par la beauté de l’art. Dans les chants populaires ou les contes, il y a toujours l’idée de l’occupation et l’hégémonie culturelle de la Mongolie, de la Chine ou du Japon. En réalité, je crois que c’est un sentiment d’enfermement qui s’exprime.

N’est-ce pas le paradoxe des peuples vivant au bord de l’océan que de se sentir enfermés?

La mer comme l’océan représentent la naissance, la vie et l’absence, le lointain à la fois. Regarder la mer, c’est regarder une ligne, en fin de compte. Quel rapport avons-nous donc au littoral? Que nous inspire-t-il? Une barrière, la liberté? C’est tout le paradoxe des plages.

Dans d’autres entretiens, on vous a systématiquement posé la question de la place accordée à la nourriture dans ce roman. Parlons plutôt d’alcool cette fois-ci, bien présent lui aussi. Contribue-t-il à faciliter la relation entre la narratrice et Kerrand ou la bloque-t-il davantage?

Les Coréens boivent énormément, c’est culturel. Quant à la narratrice, précisément, elle voit son esprit de contrôle modifié par l’alcool. Elle, qui d’habitude veut tout maîtriser, ne rien lâcher. En tout cas, que boire détende véritablement la relation entre les deux ou non, il est certain que cela lui apporte une sensualité discrète.

Au fond, qu’est-ce qui bloque la relation entre votre protagoniste principale et Kerrand?

Il est tellement difficile de vraiment rencontrer une personne. C’est le cas en général, mais encore plus lorsqu’il y a une barrière culturelle entre les gens. La différence de langue, de sexe ou autres rend difficile le contact. Kerrand et la narratrice se situent à ces frontières, bien qu’ils aient aussi des points communs, dont la solitude. Peut-être se comprennent-ils dans leur solitude respective. Traiter cette similitude entre les deux m’a permis de me poser la question du statut d’un auteur, qui vit terriblement seul, face à sa feuille, pour rédiger un texte sans en savoir la destinée. Comme Kerrand, je me demande pourquoi j’écris. Quelle est cette volonté ou ce besoin?

Le malaise des deux donne lieu au désir sensuel d’être embaumé de pudeur. Mais pourquoi ne pas avoir décidé de franchir la limite de l’érotisme?

Ce sont les personnages qui m’ont imposé le maintien constant de la pudeur. Dans les premiers jets du roman, il y avait beaucoup plus de scènes de nudité ou d’érotisme direct, surtout par la description des dessins de Kerrand. J’ai coupé la plupart de ces passages parce que je ne voulais pas que ce dernier soit considéré comme un auteur de bande-dessinée érotique. Il m’a fallu en dire le moins possible en matière de sensualité pour laisser une plus grande liberté au lecteur dans son imagination. Aussi, je voulais éviter la facilité du sexe qui, certes, plaît mais n’apporte pas grand chose au récit. En plus, au vu de la froideur de chacun des deux, il y a bien davantage d’érotisme dans l’effleurement d’une main que dans quelque autre type d’attouchement.

Enfin, quels sont vos projets littéraires? Demeureront-ils en Corée?

J’ai pour l’instant deux projets en parallèle: un deuxième roman qui est déjà bien avancé, et un théâtre musical pour jeune public autour de Debussy. Je peux vous confier que, dans le roman, la Corée sera effectivement présente, et il y aura des liens avec le Japon et avec la Suisse. De manière globale, je reprendrai l’idée du symbole national, avec sa réappropriation et réinterprétation à l’autre bout du monde. Le rapport à la langue comptera aussi beaucoup. Mais je ne vous en dis pas plus pour vous laisser la surprise.

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