Le Regard Libre N° 43 – Clément Guntern
Dossier spécial Philip Roth (1/4)
La dystopie de Philip Roth, auteur mondialement reconnu et apprécié, peint la vie dans une Amérique devenue antisémite. L’histoire modifiée révèle nos angoisses, brise nos certitudes et ravive une peur qui jusque-là sommeillait en nous.
Le livre de Philip Roth, publié en 2004 aux Etats-Unis, ne fait certainement pas partie de ses œuvres les plus connues ou que l’on citerait spontanément en discutant de la trace qu’il a laissée pour la littérature. Pourtant, tout autant que d’autres, Le Complot contre l’Amérique a sa place entre Pastorale américaine (1997) et La Tache (2000). Les préoccupations qui ont jalonné son œuvre y sont présentes, comme la place du Juif ou le rôle de l’histoire. Mais ce roman reste surtout celui de la peur, celle qui plane sur nous en permanence et pour toujours.
La forme rejoint le thème principal de la peur puisque Le Complot contre l’Amérique se présente sous la forme d’une dystopie, genre qui tente de s’imaginer l’histoire dans une version qui tournerait mal ou bien différemment. La dystopie possède à notre époque un écho bien particulier et rencontre toujours le succès. En témoigne l’intérêt vif que le public porte pour le roman 1984 (1949) de George Orwell et sa nouvelle traduction publiée récente, plus terrifiante et plus proche du texte que la version française originale. Ce genre traduit bien notre époque de peur ambiante, plus ou moins justifiée d’ailleurs, et de sensation de chaos généralisé. Notre monde si fragile nous semble à tout instant prêt à sombrer dans le mal.
Récit de l’enfance et de la peur
Récit de la peur en dystopie, mais aussi de l’enfance de Roth, qui se prend avec un plaisir non dissimulé à faire revivre son quartier juif natal de Newark, New Jersey. L’histoire se joue à la fin des années trente et au début des années quarante, à une époque charnière de l’humanité, entre la grande dépression de 29 et les prémisses de la Deuxième Guerre mondiale. Le petit Philip raconte l’enchaînement tragique des événements de son enfance dans le quartier Weequahic et sur la Chancellor Avenue.
Dans toute dystopie, il faut un point où l’histoire se transforme en fiction. C’est en pleine campagne de la présidentielle américaine de 1940, lors de la Convention républicaine qui se tient dans le but de désigner le candidat pour la présidence, que la fiction commence. Face aux Républicains, les Démocrates présentent pour la troisième fois – et contre la tradition des deux mandats instaurée par Georges Washington – Franklin Delanoe Roosevelt (ou FDR dans le livre).
C’est alors qu’un invité surprise fait irruption à la convention républicaine, tout juste sorti de l’avion qu’il a piloté jusque-là: Charles Lindbergh, héros américain de l’aviation, le premier à avoir franchi l’Atlantique avec son appareil à moteur, le Spirit of Saint Louis, mais également partisan de l’isolationnisme traditionnel des Etats-Unis et antisémite notoire. Il est rapidement porté à la candidature par acclamation de son parti puis à la présidence des Etats-Unis d’Amérique par sa promesse de tenir le pays hors de la guerre en Europe que FDR aurait bien voulu rejoindre selon ses opposants.
Dès lors, des événements inimaginables vont s’abattre sur la famille Roth, sur le petit Philip, son frère Sandy et ses parents. Le pays qu’ils connaissaient va changer et la prise que la famille possédait sur les événements disparaître. La suite ne consiste que dans les tribulations des Roth au sein de cette Amérique qui leur est devenue hostile. C’est aussi l’histoire vue et racontée par un jeune garçon. Toute la difficulté a été pour l’auteur de faire raconter et découvrir à un jeune garçon l’histoire en marche contre eux. A travers ses yeux qui ne saisissent pas tout, le jeune Philip répète ce que son père raconte et écoute son frère, son cousin et ses parents proches. Perdu au milieu des opinions, il abandonne ses certitudes et grandit bien plus vite qu’il ne le devrait. Philip est à la fois confronté aux problèmes des grands mais il reste aussi toujours pris par ses problèmes d’enfant et ses réactions infantiles font parfois sourire, comme lorsqu’il découvre les premiers rudiments de la sexualité.
La peur est continuellement associée aux Juifs et reste présente dans le foyer Roth. Celle des Juifs qui autrefois se sentaient libres et en sécurité mais qui désormais doivent vivre dans un monde qui s’effondre autour d’eux. La peur qui s’installe et devient de tous les instants quand l’innocence est tombée et que tout et n’importe qui devient un danger pour soi:
«[Ce] furent les moments les plus pénibles que nous ayons connus jusque-là: notre vulnérabilité nous sautait aux yeux, et je sentais que la destruction de notre monde était engagée. Je me rendis compte que de tous les hommes, c’était mon père le plus têtu, qu’il était pieds et poings liés par ses bons instincts et leurs exigences excessives.»
Une œuvre critique ou historique?
La question de la place des Juifs dans le monde occidental y est également abordée. Eternelle préoccupation de ce peuple et de l’auteur qui cherchent en permanence leur place parmi les chrétiens qui les entourent. C’est la question très actuelle de l’identité et des identités multiples à concilier. La judéité et la vie d’une famille juive ordinaire au quotidien cohabitent avec de nombreuses références au patriotisme américain.
La politique américaine, son fonctionnement et ses grands symboles y sont convoqués. La figure des pères fondateurs que sont Jefferson, Adams et Franklin ainsi que leur constitution sont toujours présents, que se soit dans le discours des adultes ou par le truchement de la collection de timbres que le jeune Philip estime plus que tout au monde et dans laquelle on retrouve la grandeur des Etats-Unis par ses exploits ou ses grands hommes. Ces Juifs sont des Juifs américains.
A sa sortie, le livre reçut un écho particulier dans le contexte de la présidence George W. Bush. Certains ont pu tracer des parallèles avec la situation d’alors: un président rétrograde et ultra-conservateur qui voudrait installer subrepticement une dictature aux Etats-Unis. Cependant, l’auteur coupe court à cette hypothèse dans un entretien donné au Monde:
«Nombre de lecteurs tout aussi bien intentionnés ont également voulu lire l’histoire du gouvernement Lindbergh comme une métaphore pour viser le gouvernement Bush. Je soupçonne que ce contresens tient au fait qu’ils attendaient désespérément une voix pour exprimer leur indignation et leur inquiétude devant l’administration Bush.»
Certes, comparaison n’est pas raison, mais le livre a retrouvé de l’attrait avec l’accession au pouvoir de Donald Trump en 2016. Trump se transforme en Lindbergh, homme d’instinct tout comme lui, incontrôlable et populiste. Comme dans le titre du roman, Trump voit des complots contre lui et des hommes dans la presse qui veulent le descendre. La collaboration éventuelle de la Russie dans son élection peut rappeler les liens de Charles Lindbergh, le vrai, avec l’Allemagne nazie qui le décora.
Pourtant, Roth ne tenait pas à éclairer le présent avec le passé mais le passé avec le passé et donc toute conclusion sur la situation actuelle ne doit pas nous retenir trop longtemps, quand bien même les correspondances seraient frappantes. Ce livre reste surtout un essai d’histoire qui tourne mal et une perte de l’innocence dans un monde où rien ne pouvait changer. Afin de permettre au lecteur de faire la distinction entre ce qui a existé et ce qui a été imaginé, Roth a placé à la fin du livre une notice historique ainsi que les sources dans lesquelles il a puisé.
La résolution finale laisse pourtant circonspect. Les amateurs de tours de passe-passe et de conclusions tordues, certes bien pensées, seront satisfaits. De toute façon, le récit tient en haleine et le lecteur attend à chaque page la suite des événements qui l’emmèneront systématiquement plus loin dans une peur dont on ignore si elle demeure fondée ou non.
Ecrire à l’auteur: clement.guntern@leregardlibre.com
Crédit photo: © Loris S. Musumeci pour Le Regard Libre
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