Si Psychose, Les Oiseaux ou Vertigo comptent parmi les titres les plus souvent cités lorsque l’on évoque son exceptionnelle filmographie, avant de devenir le «maître du suspense», Alfred Hitchcock doit se faire une place aux Etats-Unis. Son premier film américain porte les influences gothiques de son Angleterre natale tout en laissant transparaître son inéluctable penchant pour le noir. Une production hybride, accouchée dans la douleur, mais qui lui ouvrira les portes d’Hollywood puisque Rebecca obtiendra l’Oscar du meilleur film en 1941.
Du roman noir…
Une jolie jeune femme (Joan Fontaine), orpheline, au caractère peu affirmé, rencontre un homme plus âgé (Laurence Olivier), riche, veuf, taciturne et autoritaire. Après un mariage rapidement expédié, ce dernier décide d’emmener sa nouvelle et docile épouse en Cornouailles pour en faire la nouvelle maîtresse de Manderley, gigantesque mansion aux allures de château hanté. Surplombant l’océan déchaîné dans lequel feu Madame de Winter s’est noyée, la bâtisse, ainsi que le personnel de maison, sont encore fortement imprégnés de sa présence.
La recette est respectée à la lettre et sont présents tous les ingrédients qui ont fait le succès des gothic novels entre les XVIIIe et XIXe siècles. On ne peut en effet s’empêcher de faire le parallèle avec Jane Eyre ou Les Hauts de Hurlevent, dignes héritiers du roman noir. Car c’est bien de ce genre, décrié par la critique mais plébiscité par les lecteurs, que Daphne du Maurier s’est, en partie, inspirée pour écrire le livre qui est à l’origine du film. En partie, parce que l’auteur a l’audace de faire appel à un autre genre littéraire faisant débat, le roman policier.
En effet, la mystérieuse Rebecca est partout. Ses initiales sont gravées sur chaque objet et son nom est dans toutes les bouches. Face à l’admiration sans bornes que la défunte suscite encore, la nouvelle arrivée, déjà délaissée par son mari, sombrera dans la solitude. Accablée par la froideur de l’austère gouvernante Mrs. Danvers (Judith Anderson), qui lui voue une haine à la hauteur de la passion qu’elle éprouvait pour Rebecca, celle qui n’a même pas de prénom finit par apprendre de la bouche même de son ombrageux époux qu’il en est l’assassin.
Femme fatale et provocante, Rebecca a laissé derrière elle de nombreux secrets et un homme obsédé et torturé par l’acte terrible qu’il a commis. Mais est-il vraiment coupable? Mrs. Danvers, amie, confidente et peut-être même amante, en sait-elle plus qu’elle ne dit? Qu’en est-il de Frank, l’intendant n’ayant d’yeux que pour elle? Et Favell, le cousin qui profite de l’absence de Maxim de Winter pour discrètement s’introduire à Manderley, a-t-il quelque chose à cacher? C’est ce que l’enquête sera chargée de révéler.
…au film noir
Arriver à Hollywood alors en plein âge d’or avec le projet fou de mettre en images un roman anglais mi-gothique mi-policier relève du chalenge. Un défi que Hitchcock mènera pourtant à bien et avec brio malgré sa collaboration houleuse avec le producteur David O. Selznick. Si ce dernier impose au réalisateur la consigne de respecter à la lettre l’intrigue du roman – à l’exception de la chute – Hitchcock saura toutefois comment contourner cette règle stricte pour imposer sa vision et son esthétique si particulières. Car il faut le dire, Rebecca est un film totalement emprunt de la patte magistrale du maître.
Ouverture sur une voix-off, tonalité pessimiste, flashback, atmosphère sombre, juxtaposition de scènes courtes et longues, opposition entre la sulfureuse brune et la douce blonde, sans oublier quelques touches de cynisme et d’ironie. C’est notamment par son habileté à créer de considérables zones d’ombres, grâce à la musique ou à la caméra, laissant le suspense entier, que le réalisateur s’émancipera de manière subtile du carcan que l’industrie hollywoodienne lui impose. Mais le génie de Hitchcock est surtout manifeste dans son traitement de l’image, inspiré de l’expressionnisme allemand.
Les éclairages en clair-obscur tantôt en plan large, tantôt en gros plan, mettent en valeur les visages et intensifient les émotions des acteurs. Les jeux de contraste redessinent les silhouettes tout en magnifiant les décors, créant ainsi de sublimes tableaux. Manderley, fièrement adossée à ses falaises escarpées, devient alors un personnage à part entière, terrifiant. Un terrain de jeu idéal pour nous plonger dans les méandres psychologiques des personnages, ce dont Hitchcock saura, par la suite et de façon plus marquée encore, se faire le spécialiste.