La Folie des grandeurs, adaptation très libre du Ruy Blas de Victor Hugo, est un film sorti en 1971 et, comme par hasard, c’est un chef-d’œuvre. Il a fallu que le coronavirus s’invite dans nos contrées pour qu’un article soit consacré à ce monument du cinéma comique français dans Le Regard Libre. J’en ai honte, tant il y a de choses à dire pour expliquer que des films comme ça, on ne peut plus en faire aujourd’hui. Le talent de Louis de Funès, une bande originale de Michel Polnareff et de la légèreté dans l’époque: voilà quelques ingrédients de la recette de cette farce.
«J’ai un petit plan pour nous évader: nous rentrons à Madrid, nous conspirons, le roi répudie la reine, la vieille épouse le perroquet, César devient roi, je l’épouse, et me voilà reine!» Cette réplique est issue de la toute fin du film; elle le résume assez bien. La Folie des grandeurs, c’est toute une série de péripéties autour de don Salluste (Louis de Funès), sulfureux ministre des Finances du roi d’Espagne. Nous sommes en plein XVIIe siècle et don Salluste, avide d’argent et abusant de son pouvoir sur son valet, se fait chasser de la cour par la reine Marie-Anne de Neubourg (Karin Schubert, qui se recyclera par la suite dans le cinéma pornographique). Poussé par la soif de vengeance, don Salluste monte alors un stratagème pour faire tomber la reine, basé sur le montage d’un faux adultère. Rien ne se passe comme prévu; les quiproquos s’enchaînent. Et le réalisateur Gérard Oury nous déploie une comédie en or, avec des dialogues (co-signés Danièle Thompson et Marcel Jullian) à tomber par terre.
«Une reine d’Espagne ne joue pas à colin-maillard avec un gentilhomme.
– Wer sagt das?
– L’étiquette, Madame.»
Louis de Funès crie et court partout, les yeux ahuris puis les sourcils froncés, comme à l’ordinaire. Le simple fait de voir Louis de Funès – même pas besoin de le regarder – est drôle. Sur ce point précis, Franck Dubosc est l’un de ses héritiers. Louis de Funès dans n’importe quel contexte, c’est drôle! Le fait que Louis de Funès existe, c’est drôle! Voilà l’affaire. Alors forcément, un film dans lequel joue un de Funès expérimenté est forcément un chef-d’œuvre. Mais j’irai même plus loin: La Folie des grandeurs est un film comme on n’en fait plus. La preuve de ce que j’avance, c’est que tous les gens sensés affirment la même chose. Blague à part, il y a une pelletée d’éléments à dire en ce sens sur ce classique, qui compte de nombreuses scènes devenues cultes.
Des scènes cultes
«Flattez-moi!» Il suffit de rappeler ce fameux impératif pour ramener à l’esprit de tout un peuple le souvenir d’un film tout aussi fameux. Et d’un moment en particulier, la scène du bain, où don Salluste se fait laver dans une cuve en bois par son valet Blaze (Yves Montand). Comme toujours avec de Funès, tout tourne autour du comique de geste. Il est au sommet de son art dans l’interprétation de son énième personnage exagérément autoritaire. Don Salluste lui dit :«Y a pas assez de mousse!»; Blaze lui répond: «Y a pas assez de cheveux!». Le valet renverse une bassine d’eau sur la tête de son maître. Il lui lave les oreilles avec un chiffon, le faisant entrer dans une oreille et ressortir par l’autre. Ça grince alors par dedans le cerveau de don Salluste, pendant que son valet lui fait le frotti-frotta. A pleurer de rire.
Autre scène culte, celle du réveil de don Salluste. Celle où Blase lui sert des phrases se terminant par des rimes en or: «C’est l’ooor… Il est l’oooor… L’ooor de se réveilleeer… Mon seignoooor… Il est huit oooor!» Le moment le plus drôle est sans doute celui où, tout à coup, l’agité succède à l’agréable, et que don Salluste dit, en parlant des pièces d’or que remue Blaze: «Il en manque une!», ce à quoi la valet répond: «Vous êtes sor?» Tout aussi spontanément, son seigneur lui répond: «Tout à fait sor!» Une version comique des rimes en or que l’on retrouvait déjà, de façon dramatique, dans un couplet de la chanson de Jacques Brel, Ne me quitte pas, enregistrée en 1959. Et il y en a tant d’autres, de ces scènes que l’on veut revoir et revoir, comme par exemple celle du perroquet au balcon de la reine, ou celle du strip-tease de la vieille duègne doña Juana (Alice Sapritch).
Une légèreté perdue
Comment expliquer qu’une telle farce soit, aujourd’hui encore, reçue comme un chef-d’œuvre par ceux qui la regardent – hormis certains critiques qui resteront pédants jusqu’au cimetière – alors que, depuis plusieurs décennies maintenant, tout ce qui sort en termes de comédies dans la production cinématographique française est vécu au mieux comme une pâle imitation de ce qui se faisait à la bonne époque, au pire comme un navet, en passant bien sûr par toutes les gammes du ringard et du franchouillard? Qu’est-ce qui fait que l’on n’arrive plus à la hauteur de ce qui était avant tout des films où l’on ne se prenait pas la tête? N’est-on plus capable d’en réaliser? Notre génération n’est pourtant pas moins bête que la précédente…
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Un début d’explication me vient à l’esprit: ce n’étaient pas seulement des films comme La Folie des grandeurs qui étaient légers; c’était aussi l’époque. Dans cette comédie, on se moque d’un borgne parce qu’il est borgne (c’était avant les «gilets jaunes»), allant jusqu’à montrer un plan surréaliste où la partie gauche de l’écran est en noir; on capitalise sur les clichés de l’Espagne; on tourne en ridicule la langue allemande (est-ce nazi que de le faire?), avec cette réplique ironique dans la bouche d’Yves Montand: «Raus schnell… quelle jolie langue!» Aujourd’hui, à l’heure de la morale qui déborde de son champ d’application, et à l’heure de la tyrannie des minorités, cette forme de légèreté devient tout de suite suspecte. Ne pensons qu’à la réception critique de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu?.
Gérard Oury et son équipe avaient compris que lorsqu’on choisit de s’inscrire dans la veine du rire, alors on rit de tout le monde: à la fois des pauvres et des riches, de la cour comme des villageois, de l’Espagne et de la France, de l’Allemagne et de l’Italie. Preuve en est que le film est une co-production franco-hispano-italico-allemande. Preuve en est aussi – comme s’il fallait donner des preuves, je me marre en écrivant – que Louis de Funès est lui-même issu d’une famille ruinée de la noblesse castillane. Tout cela fonctionne non pas seulement parce qu’on ne «se prend pas le chou», mais parce que chaque acteur de ce cinéma a l’intelligence de savoir ce qu’il en est de l’humour. Rappelons-nous ce qu’avait déclaré le réalisateur en réaction à la critique négative de Télérama, qui lui reprochait d’avoir fait du commercial (ô horreur!) et du populaire (ô horreur!):
«Commercial? Cet adjectif stupide me fait bondir! Il ne signifie rien sinon que le public va voir ces spectacles. Quelle est l’ambition d’un auteur depuis Euripide jusqu’à Anouilh ou Pinter? Qui rêve de jouer ses œuvres devant des chaises vides? (…) Faire des films à messages est une mode. Moi, je n’ai qu’un message, celui du rire. Quand les hommes rient, ils ne sont pas méchants.»
Jean-Marc Loubier, «Louis de Funès, le berger des roses», Paris, Ramsay, 1991
Quand de Funès rencontre Polnareff
Mais ce qui fait que La Folie des grandeurs est aussi une comédie comme on n’en fait plus, c’est qu’elle compte sur un bon sens artistique, faisant sans doute écho au bon sens populaire du public de ces œuvres. La Folie des grandeurs, c’est la rencontre entre le talent d’acteur de Louis de Funès et le génie musical de Michel Polnareff. Il fallait oser! Gérard Oury a eu du nez, car la bande originale co-signée par le roi de la pop française qui était alors à son apogée (1971, c’est aussi l’année de son album mythique Polnareff’s, des singles Holidays et On ira tous au paradis, de la musique du film Ça n’arrive qu’aux autres…) crée un contraste avec la temporalité du film en pastichant la musique des westerns spaghetti qui sortaient à l’époque. Il en ressort quelque chose de fabuleux, plus magique encore que drôle, et une BO qui reste dans la tête:
Ce contraste sera repris durant toute la durée du film, qui comptera également d’autres alternances. L’histoire oscille entre les moments comiquement épiques et des séquences plus émouvantes tout en restant comiques. Aux temps d’agitation succèdent des aires de calme, ce qui compose une riche esthétique, forte à la fois d’ambivalence et de constance. En plus de la complémentarité entre de Funès et Montand, la musique de Polnareff joue un grand rôle dans ce jeu de contrastes et on admettra sans rougir que, même s’il s’agit d’une parodie d’Ennio Morricone, le Thème d’amour signé par l’auteur de Mes regrets et de Nos mots d’amour est d’une beauté de Noël à faire tirer les larmes. Tiens, d’ailleurs, je l’écoute en boucle pendant l’écriture de ces dernières lignes. Et c’est sur cet air présent dans le film sous de multiples et subtiles variations que nous terminerons ensemble ce coronavoyage nostalgique:
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
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