Les mercredis du cinéma – Edition spéciale: Tout savoir sur Hitchcock aujourd’hui avec Le Regard Libre – Loris S. Musumeci
Réalisation mineure de Hitchcock qui n’en fait pas pour autant un film déplaisant, et encore moins inintéressant. Au regard d’une rétrospective sur le maître du suspense, La Cinquième Colonne (Saboteur) prend toute son importance. Cinquième film américain de Hitchcock qui pose, à sa sortie en 1942, une bonne fois pour toutes tous les éléments essentiels à la construction de ses œuvres et de ses chefs-d’œuvre à venir.
Une femme derrière le film
Le scénario a subi bien des remous avant de voir le jour à l’écran. Selznick, le producteur qui a fait venir Hitchcock aux Etats-Unis trois ans auparavant, souhaitait initialement se charger lui-même de la réalisation. Selon la version officielle des faits, Selznick aurait voulu se débarrasser du scénario à cause de sa médiocrité. Il semble en réalité que ce scénario ait été surtout encombrant pour sa puissance injustement escamotée.
Nous sommes en 1941, année de l’entrée des Etats-Unis sur la scène de la Seconde Guerre mondiale. La période est délicate. Selznick n’a sa propre maison de production que depuis cinq ans. Malgré les indéniables succès des débuts, dont le mythique Autant en emporte le vent (1939) de Victor Fleming, il doit encore asseoir sa renommée et lui offrir une stabilité bien pérenne. Il ne peut pas se permettre d’être encombré de polémiques, mais ne veut pas l’avouer parce qu’en bon self-made-man, il est du genre pas peu fier.
Parce qu’en fait le scénario de Joan Harrison est solide, même trop solide, et trop fin, trop innovant. Joan Harrison, une femme au parcours et au talent remarquables, qui démarre comme secrétaire de Hitchcock pour devenir ensuite scénariste, associée de confiance et prendre son envol en tant que productrice; voilà une femme qui s’est affirmée; un vrai modèle à l’avant-garde du féminisme. Derrière chaque grand film se cache une femme.
On comprend qu’il est plus facile pour un Selznick de dire qu’un scénario ne vaut rien quand c’est une ancienne secrétaire qui l’a écrit. Mais il n’en est rien. Son message conjugue à la fois le patriotisme américain et la dénonciation d’une bourgeoisie «idéologisée» ainsi que des autorités molles et injustes. Hitchcock, qui en plus d’avoir du bide – beaucoup de bide – a du pif – beaucoup de pif –, sent le bon projet. Et refuse catégoriquement de renoncer à tourner La Cinquième Colonne, vendu finalement à Universal, après maints refus d’achat de maisons de production qui ne voulaient pas se mouiller non plus. Tant pis pour Selznick: Hitchcock l’abandonne quelque temps pour réaliser son film chez Universal.

Qui est le saboteur?
Tout démarre dans une usine d’armement. C’est l’heure de la pause. Barry Kane (Robert Cummings) et son meilleur ami se dirigent en direction de la cantine. Ils bousculent un type qu’ils n’avaient jamais vu. Un dénommé Fry, qui a fait tomber une enveloppe avec son nom et son adresse après avoir attardé son regard sur une belle blonde. Quand une fumée noire envahit l’écran. Alarme stridente. Incendie. Les deux compagnons s’avancent en héros pour braver les flammes. Barry attrape un extincteur que lui lance ce Fry, qu’il passe lui-même à son ami, déjà en première ligne. Mais celui-ci meurt enflammé. Il y avait de l’essence dans l’extincteur. L’enquête est ouverte dans l’usine. On interroge les ouvriers, on interroge évidemment Barry. Il s’agit d’une œuvre de sabotage.
Barry se tient à disposition des autorités pour élucider le mystère. Découvrir qui est le saboteur qui a provoqué l’incendie ayant coûté la vie à son meilleur ami. Alors qu’il présente ses condoléances à la mère de son ami le soir, il apprend qu’il est recherché par la police. On l’accuse de sabotage. Un dénommé Fry l’aurait dénoncé en racontant à la police qu’il aurait vu ce collègue remplir l’extincteur d’essence. Mais alors c’est lui! Ça ne peut être que Fry le vrai saboteur, responsable de la mort de son ami. Barry est néanmoins arrêté; la police n’est pas du genre à jouer les prolongations dans les discussions. Toujours en menottes, il parvient néanmoins à s’enfuir. Cavale interminable, entre menaces et coups de feu, à travers la sécheresse des paysages du grand Ouest, pour se rendre à l’adresse de Fry qu’il avait vue sur l’enveloppe. Mais là, il est pris au piège par un homme à l’allure trop noble pour être honnête. Et les périples continuent à un rythme époustouflant.
L’aventure prend aux tripes. Les rencontres foisonnent, dont celle avec un aveugle qui voit d’emblée son innocence, puis avec la nièce de l’aveugle, une jeune femme, Patricia (Priscilla Lane), où tout se joue entre suspicion et séduction, enfin avec des gars suspicieux, qui le mènent tout droit à New York. Tout droit dans la fosse aux lions. A l’origine des méfaits. A l’origine de l’opération de sabotage. Qui n’a pas dit son dernier mot. Les Etats-Unis se préparent à entrer en guerre. Une cinquième colonne se met en place pour l’en empêcher. Mais Barry, pris en otage par cette équipe pour qu’il cesse de leur nuire, n’a pas dit son dernier mot, lui non plus.
Un thriller politico-romantique sur fond de western
Dans le genre thriller de cavale, dans un décor tantôt western tantôt mégalopole, avec un fond politico-romantique, La Cinquième Colonne regorge de réflexions sous ses airs un peu primaires, voire badauds. Le film questionne la place du patriotisme chez les individus, en se demandant quelle peut être la force d’un Etat vis-à-vis de celle d’un homme qui veut sauver sa peau et venger son défunt ami. Ou: peut-on être patriote en détournant la loi de l’Etat que l’on aime pourtant?
Quelle est la place d’un idéal politique dans une société? Quelle est la place d’un symbole, comme la Statue de la Liberté pour les Etats-Unis? Comment voit-on dans l’âme des innocents? Qui est capable d’un tel regard? Qu’est-ce que ça fait d’être accusé à tort? Qu’est-ce qui peut animer l’esprit d’un saboteur? L’œuvre ne devient pas philosophique pour autant. Elle ne répond pas à ces questions; elle les lance dans la frénésie d’un film qui est avant tout une aventure.
Que le spectateur qui souhaite approfondir la réflexion ait le loisir de le faire. Néanmoins, Hitchcock propose un divertissement. On est en guerre tout de même. Et il faut croire que les citoyens en avaient besoin. Ils affluent dans les salles pour voir ce film pour lequel on promet des sensations fortes, une cavale déroutante, de l’amour comme on en raffole, des effets spéciaux encore rares. Succès commercial au-delà des espoirs d’Universal, qui redoutait la fermeture momentanée du marché européen pour combler les dépenses. Hitchcock devient peu à peu très populaire. Bien que mineur, La Cinquième Colonne constitue une étape importante dans l’ascension du réalisateur aux yeux du public.
Une réalisation essentielle au parcours de Hitchcock
Mais une étape essentielle pour le travail de Hitchcock sur ses prochains films. Pour les éléments techniques, il teste pour la première fois un jeu de vertige avec la caméra. Dans la scène – le spoiler est permis pour les classiques du cinéma – où Fry, le méchant, tombe du haut de la Statue de la Liberté, la caméra opère en fait un travelling vertical à toute vitesse vers le haut grâce à une grue pour rendre réaliste l’effet de la chute. Toujours au niveau du travelling, Hitchcock s’essaie au travelling circulaire pour marquer l’isolement intime des amants dans une scène de bal. Au fil des améliorations, il arrivera ensuite dans Sueurs froides (1958), plus connu sous son titre original de Vertigo, à offrir au cinéma le plus beau des travellings circulaires, à la dramaturgie unique.

Il réussit en outre à créer l’effet de confusion entre fiction et réalité du film dans la scène du cinéma où les coups de feu de la police se confondent à ceux de la projection. Sous des formes différentes, cet effet sera exploité par la suite avec des jeux de bruitages pour créer la tension comme dans Psychose (1960). Autre effet purement technique, bien présent avant La Cinquième Colonne et perpétué par la suite: les jeux d’ombres. Influencé par l’expressionnisme allemand, Hitchcock rend hommage à ses maîtres en ouvrant le film justement dans un jeu d’ombres.
Le MacGuffin et la blonde hitchcockienne
Au niveau thématique, il y a évidemment le sujet du faux coupable avec Barry Kane. Et un soupçon de son fameux MacGuffin, détail clef qui permet à l’histoire de se dérouler, qui se retrouvera ensuite dans chaque film. Pour La Cinquième Colonne, le MacGuffin, selon une interprétation personnelle, serait la jeune fille sur laquelle le regard de Fry s’attarde en début de film, ce qui le fait entrer en collision avec Barry et son ami, et qui lui fait aussi perdre l’enveloppe sur laquelle se trouvent son nom et son adresse. C’est donc à partir de cette femme que l’on aperçoit quelques secondes à l’écran que la trame pourra suivre son cours.
Femme qui dans son apparence n’est pas anodine. Elle est une prémisse de la figure de la «blonde hitchcockienne», c’est-à-dire une blonde à la beauté glaçante dont il faut se méfier. Cette figure de blonde deviendra centrale dans la suite des réalisations de Hitchcock. La figure féminine qui servira au réalisateur de prétexte pour jouer avec la censure. Là, ce n’est pas encore le cas, mais il y a bien jeu avec la censure, en encourageant le patriotisme, tout en le critiquant et en montrant ses limites.

Des erreurs au service de chefs-d’œuvre à venir
Enfin, les erreurs reconnues de Hitchcock dans la réalisation du film. Celle qui l’a le plus marqué – et donc le plus formé – se trouve dans la scène finale déjà évoquée. Le problème qu’il a constaté réside dans le fait que c’est Fry, le méchant, qui est accroché à la statue de la Liberté, et qui est sur le point de tomber. Pendant que le héros, Barry, en sécurité, essaie de le maintenir. Il aurait fallu néanmoins que ce fût Barry, le gentil, qui se trouvât dans une telle situation critique, et non Fry, le méchant. Puisque le spectateur s’identifie au gentil et non au méchant. Puisque le spectateur se soucie du sort du gentil, qu’il a suivi tout au long du film, et non de celui du méchant. L’angoisse aurait été plus grande et poignante pour le public s’il avait vu son héros, poursuivi et accusé à tort durant tout le film, risquer de mourir.
Plus jamais Hitchcock ne répétera cette erreur par la suite. Il se l’est promis. Il l’a promis aux spectateurs. Désormais, ce ne sera que le gentil qui sera en risque, tremblant de peur face aux portes de la mort qui s’ouvrent sous ses pieds, et les spectateurs avec lui. Ce sera l’un des éléments principaux de la construction du suspense pour celui qui ne tardera pas à devenir le maître du suspense.
Deuxième erreur: celle de ne pas avoir choisi des vedettes pour les rôles principaux. Il ne suffit pas que le personnage de l’histoire soit aimé du public. Il faut que l’acteur qui l’incarne le soit tout autant. Si seulement Hitchcock avait pu avoir sur son plateau Gary Cooper, le bellâtre d’Hollywood qui admit ensuite avoir regretté d’avoir refusé ce rôle, pour Barry, et Barbara Stanwyck, star déjà établie et sex-symbol de l’époque, pour interpréter Patricia, la femme que Barry rencontre dans sa cavale et dont il s’énamoure au fil de l’aventure. Ce sont finalement Robert Cummings et Priscilla Lane qui interprètent ces deux personnages principaux.
Hitchcock ne regrette pas de les avoir eus dans son film. Il regrette simplement leur manque de célébrité à l’époque. Cette erreur aussi, il ne la répétera plus. Si Robert Cummings et Priscilla Lane avaient été des vedettes, ils seraient devenus le couple parfait du moment, auquel tous les amoureux auraient voulu ressembler. Le public se serait épris davantage de ces amants. Désormais, Hitchcock tâchera de travailler le plus possible avec des vedettes très populaires. Pour que ses films soient eux aussi très populaires. Et que le succès commercial explose. La Cinquième Colonne constitue donc là toutes les bases d’un cinéma prêt à s’envoler vers les étoiles. Ce qui a bien eu lieu.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: © Universal Pictures