Les bouquins du mardi – Alexandre Wälti
La demande était pourtant simple: un roman dont on ne décroche pas et qui n’est pas un polar. Rien d’exceptionnel, c’est vrai. Il fallait juste éviter le schéma classique du meurtre, de l’enquête et de l’assassin. Ce n’est pas entré dans l’oreille d’un sourd puisque le libraire, à peine ces mots sont sortis de ma bouche, a immédiatement choisi le roman Bufo et Spallanzani. Sans dire trop de mots, juste ce qu’il faut, le contexte et deux-trois précisions au sujet de l’écriture piquante de Rubem Fonseca. J’étais convaincu.
La lecture débute dès le retour à la maison. Les premières pages révèlent un personnage à qui Tolstoï, Nabokov, Flaubert, Saint-John Perse, Moravia, Maupassant, Simenon et Baudelaire apparaissent successivement ou auxquels il fait appel sans véritable raison. Ivan Canabrava est cet écrivain qui prévoit d’écrire Bufo et Spallanzani, qui cite l’auteur du roman dans lequel il apparaît et qui dit après l’explosion (mal)heureuse d’un chauffe-eau:
«Je crois que c’est ce jour-là, en constatant la supériorité de la trique sur la douleur, que je me suis décidé à écrire Bufo et Spallanzani.»
«Vaste blague», me dis-je alors avec l’impression d’avoir été dupé. Qu’est-ce que ce roman? La question devient plus vive à la lecture du deuxième chapitre. Guedes apparaît au milieu d’une scène de crime. Le stéréotype du policier crade et hors norme qui ne «possédait qu’un vieux costume, qu’il ne mettait jamais, si vieux qu’il avait déjà pu se démoder et revenir à la mode plusieurs fois.» Colombo, quoi! J’avais dit pas d’enquête! Au même endroit, Delfina Delamare, épouse du milliardaire Eugênio Delamare, est retrouvée morte dans sa voiture. Pas de meurtre non plus! S’en suit un début d’enquête. Evidemment!
Nous avons donc quatre personnages et un meurtre dès le début comme dans tout bon polar. Tout ce que je n’avais pas demandé! Ce libraire m’aurait-il mal compris? En plus, au fil de l’histoire, un autre meurtre dissimule le premier et de nouveaux accusés potentiels surgissent à la pelle. On comprend ainsi mieux le clin d’œil initial à Tolstoï puisque l’auteur russe n’a jamais été avide en personnages dans ses écrits.
L’enquête débute mais ne termine jamais, comme l’écriture de Bufo et Spallanzani par Ivan Canabrava. Le même titre que le livre que nous sommes en train de lire, justement. Comme si le lecteur participait pleinement au roman. Par ailleurs, les investigations sont constamment interrompues par les divagations de Rubem Fonseca. Une fois, c’est le «sombre passé» d’Ivan qui est détaillé. L’autre fois, c’est une hippie, Minolta, qui entre dans sa vie et le change complètement. La fois d’après, il va s’isoler au refuge du Pic-de l’Epervier pour terminer son roman.
Ces digressions continuelles sont d’abord intempestives. Elles irritent même le lecteur avant que ce dernier ne se rende enfin compte de la farce qu’il est en train de lire et de vivre. J’ai continué le roman jusqu’au bout avec beaucoup de rires imprévus, donc quelques moments de solitude dans les transports publics. Là est tout l’art de Rubem Fonseca! Utiliser le drame et les codes du roman policier pour les rendre drôles. Parodier le rythme d’un polar pour rendre l’histoire passionnante. L’auteur brille dans cet exercice qu’il renouvelle à l’infini sans jamais lasser le lecteur. Il profite toutefois de pointer vivement du doigt avec intelligence et ironie certains dysfonctionnements du pouvoir brésilien.
Je comprends mieux pourquoi l’on m’a conseillé ce roman! Il valait effectivement la peine rien que pour l’épisode absurde de l’interrogatoire du principal accusé du meurtre de Delfina Delamare dans un café de Rio de Janeiro, dont voici le début:
« Le lendemain, il arriva encore plus tôt que d’habitude au XIVe. Il se rendit au dépôt. C’était une grande cellule bondée de détenus. Agenor était couché sur un petit matelas et couvert d’une fine couverture grise. Il dormait encore.
“Conduisez Agenor à mon bureau“, dit Guedes au gardien.
Agenor entra dans le bureau de Guedes en bâillant.
“Tu as bien dormi? demanda Guedes.
– J’ai dormi. J’étais très fatigué, dit Agenor.
– Ça s’est bien passé? La cellule n’est pas trop pleine?
– Si, mais les mecs sont sympas, on s’arrange, personne ne se dispute, vous savez ce que c’est, quand tout le monde y met du sien, ça va toujours mieux.
– Oui, je vois qu’ils sont sympas, ils t’ont même trouvé un matelas. On va prendre un café?“
Les autres policiers virent Guedes sortir avec le détenu, mais le flic crasseux était trop respecté pour que quiconque l’en empêche, ou même le critique.
Ils prirent un café avenue Ataúlfo de Paiva.»
Comme quoi: faites confiance aux libraires! Voilà qui est une excellente conclusion. Pourquoi? Parce qu’il suffit d’entrer dans une librairie, la Boutique du Livre à Neuchâtel, donner deux critères de lecture et voilà qu’on découvre un auteur à la plume jouasse: Rubem Fonseca.
Rubem Fonseca, Bufo et Spallanzani (trad. Philippe Billé), Grasset, 1989, 270 pages
Ecrire à l’auteur: alexandre.waelti@leregardlibre.com