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«La tentation» deviendra un western tragique et social7 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Les bouquins du mardi – Loris S. Musumeci

Les romans auxquels le prix Médicis est attribué ne sont pas réputés pour leur facilité d’accès. Mais pour leur qualité, leur originalité, leur travail sur la langue, leur recherche littéraire. Ce fut le cas il y a deux ans pour Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel, un chef-d’œuvre à mon regard. Ce fut également le cas il y a un an pour le récit autobiographique du grand Pierre Guyotat Idiotie, qui m’a laissé perplexe sans me laisser remettre en question sa richesse. Ce fut le cas en novembre dernier pour La tentation de Luc Lang. Un roman de lutte. Un écrit sanguin. Une fin sanguinolente.

Loris S. Musumeci présentant «La tentation» pour l’émission« Marque-Page» de La Télé

Une histoire dans le sang

François connaît le sang. Il le hume. Le fréquente au quotidien. Chirurgien de renom, chasseur avisé. Capable de soigner blessures les plus graves, il est aussi capable d’achever les bêtes les plus gracieuses. Notamment le cerf, roi de la forêt. Jusqu’au jour où, œil au viseur de son fusil, il n’a pas l’âme à tuer la bête à seize cors, immobile, forte sereine. Maladroit, angoissé, il finit par tirer. Le cerf est blessé; mais il le soigne aussitôt pour qu’il retrouve ses bois et sa roche. François n’est plus le même, il en prend conscience. Son environnement n’est plus le même non plus.

Seul, il a été abandonné par sa femme Maria, en quête de frissons mystiques, de monastère en monastère. Mathilde, sa fille, est partie pour accomplir ses études de médecine, et finit par être la compagne d’un dangereux truand. Mathieu, son fils, ne partage plus la complicité d’antan avec son père. Banquier aux agirs opaques, il croule sous l’argent et le succès à New York. Mais François retrouve Maria, Mathilde et Mathieu dans le moment de basculement qu’il vit. Il les retrouve dans le choc, la colère et l’amour d’un père. Amour heurté par des vérités qui font surface, par une réalité révoltante, par un décalage de valeurs dont le fossé ne peut être comblé.

«L’index sur la détente, la joue sur la crosse, l’œil dans la lunette, il scrute l’animal, un cerf à seize cors dans la lumière dorée d’un jour d’octobre, qui se tient, puissant, campé dans une splendeur héraldique, les sabots enfouis dans une flaque de neige, la tête tournée de son côté avec une sorte d’affectation, comme s’il regardait la mort en face. L’homme aurait été sous le vent, la bête se serait déjà enfuie. C’est un cerf de sept ou huit ans qu’il a observé dans ses jumelles l’automne précédent, vigoureux mais trop jeune et dont les bois n’étaient pas encore dans leur plénitude. Cette année, la pousse est accomplie, les empaumures sont vastes et régulières, telles deux mains aux doigts écartés, les andouillers du massacre sont eux-mêmes d’une amplitude considérable.»

Une pulsion de mort

Luc Lang plonge son lecteur dans le cadre le plus classique des tragédies: la famille. La famille, première cellule de la société, peut-être, mais surtout cellule originelle de la violence. Du déchirement. Qui est inscrit dans la nature même de cette institution naturelle. Deux personnes s’unissent, donnent la vie à des êtres dont ils sont responsables mais qui ne leur appartiennent pas. Comme l’épouse n’appartient pas à l’époux et vice-versa. François, qui a bâti une carrière brillante, a bâti une famille aussi. Mais les individus qui la composent s’en détournent. Chacun prend son envol, vers des lieux géographiquement et moralement à des kilomètres des points de repères du paternel.

La tentation est une lutte qui commence par la division au sein d’une famille. Point intéressant: la perspective. Dans la mesure où le roman ne raconte pas la division à travers le regard de chacun des membres de cette famille. Mais seulement à travers son personnage principal: François. Homme délaissé, blessé par la trahison, qui compte également son lot de torts. Chirurgien et chasseur, il jouit de son pouvoir de vie ou de mort sur les êtres qui l’entourent. Et au point de basculement où il ne parvient pas à tuer le cerf, il prend conscience des deux antagonismes qui l’habitent.

Un style sec et coupé

A partir de cette prise de conscience, se déploie tout un récit glaçant via un seul point de vue. Récit d’un père blessé dans sa paternité. Récit d’un mari blessé dans sa conjugalité. La blessure du fond s’allie à la blessure du style. Les caractères imprimés dans l’ouvrage saignent. Premièrement, par l’écriture sèche et coupée. Phrases courtes. Impersonnelles. Non-verbales. Qui tranchent la page de leur lame. Deuxièmement, par les dialogues. Dénués de tirets introductifs, les échanges alternent violemment les interlocuteurs. Luc Lang rend l’effet encore plus clair par un usage foisonnant des points de suspension entre les répliques. Pénibles et lourds à la lecture au début du roman, ils embrassent si bien l’ensemble de la construction littéraire de l’auteur qu’ils en deviennent agréables.

Même si tout n’est pas agréable à la lecture. Dans sa richesse, le style en devient étouffant lors de certains passages. Les descriptions prennent trop place. Trop de place pour les détails qui coupent le rythme violent de l’histoire. Autre lourdeur: les digressions trop philosophiques, voire mystiques. On s’y perd parfois. Et pourtant. Jubilation de lire un auteur qui réfléchit en écrivant. A l’instar de la haute littérature actuelle, dont le roman fait partie, La tentation offre au lecteur un bagage qu’il garde avec lui une fois le livre fermé. En cela, j’ai pensé aux textes de Yann Moix qui, avec leurs défauts, réussissent toujours à laisser dans leurs pages des richesses, utiles à l’existence. Nourrissant le lecteur.

Un film violent

Nourriture, en lettres et en images. Je ne sais pas si le projet est déjà en cours, mais La tentation s’adapterait puissamment au cinéma. Tout est déjà présent dans le roman pour fournir à l’écran une œuvre populaire. Un western montagneux, tragique, familial et social. Le scénario, bien écrit mais spontané, claquerait de scène en scène, leur donnant le même rythme fascinant que dans le livre. Les personnages. Assez fins pour resplendir, assez caricaturaux pour devenir des archétypes. François, un anti-héros. Un homme seul. Se rapprochant de ma figure préférée en littérature et au cinéma: l’idiot. De Dostoïevski à Matteo Garrone, en passant par Mister Bean, cette figure vit en décalage permanent. Sa femme Maria flanche entre une figure de Madone et une putain. J’ai déjà quelques idées d’actrices quinquagénaires et sublimes pour l’interpréter.

«François n’avait rien tenté pour la rappeler à une existence plus ordinaire, il y trouvait une espèce de repos, toute l’attention de Maria étant accaparée par une quête de Dieu qui mettait les enfants à l’abri de ses perversions morbides, son désir de mort envers leur fille, son amour immodéré, quasi incestueux, et tout aussi délétère envers leur fils. Il était donc habitué aux dérives de cette femme qu’il continuait par ailleurs d’aimer et de désirer. Son catholicisme flamboyant instruisait, érotisait pour ainsi dire leurs étreintes encore fréquentes, avec la même puissance que celle de la peinture italienne qui avait su faire du corps souffrant du Christ en croix le tableau d’une sensualité suffocante.»  

La tentation de Luc Lang se pénètre difficilement. Entre ses richesses délicieuses et ses lourdeurs repoussantes, on retrouve au final un roman éprouvant mais dont on ressort grandi. Rempli de sentiments et de réflexions. Auxquels s’ajouteront des images et des musiques, je l’espère, lors d’une adaptation au cinéma, qui imposera un visage à François. Peut-être aussi sourcilleux et sombre que celui de Luc Lang. Peut-être aussi souffrant et ridé que celui de Yann Moix. Peut-être aussi perdu et ridicule que celui de Mister Bean ou de Marcello dans l’excellent Dogman (2018) de Matteo Garrone. En tout cas, on y retrouvera toujours un homme en lutte, un homme blessé. Qui va devoir sortir les crocs pour s’en sortir. Pour tenter de protéger ceux qu’il aime encore malgré tout.

A lire aussi: La douleur est le terreau de l’artiste dans l’Orléans de Yann Moix

«Il voudrait étreindre, s’y oublier, s’y perdre, mais le vent glacé peut-être… ça s’éloigne, ça devient une image, un fond vide, hors d’atteinte. Et voilà que ça remonte, cette saloperie de subjectivité, ce trop-plein de sujet qui l’isole, ces pensées en chapelets, ces mots empoisonnés, la félonie de Mathilde, et puis Maria, la fantasque ou la folle, c’est selon, qu’il ira cueillir dans moins de trois jours, enfin Mathieu qui annonce être en France et qui ne donne aucun signe de vie. Ça déborde en lui, ça l’envahit à la faveur de cette impuissance à embrasser le paysage, ce sont les harpies dont parlent les Grecs, qui harcèlent l’aveugle et lui volent ses fruits. Les êtres les plus chers sèment en lui des amertumes qui ligotent et le confinent dans un recoin de lui-même, le moins glorieux, le plus rétréci, le plus mesquin, incapable qu’il est dans l’instant d’embrasser, oui, à ses pieds, la splendeur qui se déploie.»

Crédit photo: Juan-Carlos Muñoz pour AFP Photo

Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com

Luc Lang
La tentation
Editions Stock
354 pages
2019

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