Dossier spécial FIFF 2018
Le Regard Libre N° 38 – Loris S. Musumeci
«Tu verras, il est adorable», m’avait-on dit au service de presse. Cela s’est confirmé. Le réalisateur brésilien Eduardo Nunes a mis toute sa tendresse dans les images délicates et les sons précis d’Unicorn (Unicórnio) qu’il a présenté au Festival International de Films de Fribourg. Rencontre autour d’un café à l’Ancienne Gare, quartier général du festival.
Le Regard Libre: Quelle a été votre motivation pour réaliser Unicorn?
Eduardo Nunes: L’origine du film réside dans deux nouvelles de la poétesse brésilienne Hilda Hilst. Je les ai lues pour la première fois quand j’étais adolescent. A vrai dire, à ce moment-là, je n’y avais rien compris, tant les propos y étaient profonds et subtils. J’étais pourtant touché par son écriture. Néanmoins, l’idée d’adapter les deux courtes histoires au cinéma ne m’était pas encore venue. Après mon premier long-métrage, j’avais pour projet de réaliser un film inspiré de La Mort heureuse, premier roman d’Albert Camus, qui est resté inachevé. Alors que j’avais déjà un producteur français, le film ne s’est jamais fait par concours de circonstances. Puis, j’ai lu à nouveau Hilda Hilst lors d’un voyage en Europe, et l’inspiration m’est venue: ma prochaine réalisation puiserait son sujet chez cette femme que j’affectionnais tant.
Cette inspiration vous est-elle apparue comme un signe du destin?
Oui, presque. Mais le vrai signe du destin ce fut l’immense statue de licorne (il montre la photographie sur son téléphone) que j’ai vue dans une boutique à Venise! Et je lisais justement La Licorne de Hilda Hilst. Une fois rentré au Brésil, j’ai écrit une ébauche de scénario en quatre jours.
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Venons-en au film en lui-même. Vous le faites commencer par une interpellation courte mais puissante: «Es-tu triste? – Non, je suis seul.»
Oui, la jeune fille n’est pas malheureuse, comme elle le dit; elle est juste seule. C’est sa solitude qui fait le personnage et son goût de connaître par les sens. Elle passe son temps dans la nature, elle touche les fruits, observe les fourmis.
Le film est philosophique et mystérieux. Dans les dialogues entre cette jeune fille et son père, on trouve des sentences très évocatrices comme «Les gens veulent et attendent toujours des visages joyeux.» Que voulez-vous dire par là?
En parallèle à la réalisation d’Unicorn, je donnais un cours sur Persona, le célèbre film d’Ingmar Berman. Je racontais à mes étudiants que le cinéaste avait commenté à l’époque son titre en expliquant que «persona» signifiait le masque en latin. Il avait ajouté que «persona» était le masque que portaient les gens pour parler à autrui; en somme la persona consistait en l’emprunt d’une autre personnalité face aux autres. J’ai trouvé que cette théorie seyait bien au personnage du père, isolé du monde et désabusé. Il considère que les gens jouent un rôle et attendent des autres qu’ils fassent de même, évinçant l’audace d’être soi.
En plus d’alimenter la réflexion, votre film fait aussi rêver.
Oui, mon but était vraiment de laisser place à l’imagination et de questionner la réalité. Où est le rêve? Où se trouve la réalité? On peut d’ailleurs se demander si la montagne verdoyante où vit la jeune fille est un rêve ou une histoire fictive racontée par son père, ou si c’est l’hôpital dans lequel se trouve le père qui est imaginaire. J’ai voulu ouvrir plusieurs portes et laisser de l’espace.
Vous parlez d’espace, je vous parlerais de vide; notamment dans votre travail technique. L’écran est beaucoup plus large que la normale. Mais aussi, les personnages apparaissent dans un coin de l’image et tout le reste est vide.
Le vide que vous notez dans la photographie du film signifie le silence. Le silence déstabilise; comme le vide crée un déséquilibre dans les images.
Que signifie ce vide?
Il signifie peut-être le vide que ressentent les personnages en eux. Face à la question du sens de leur vie, ils ne trouvent que le silence.
Le silence est assurément important, mais les sons tout autant, surtout ceux de la nature. Quel lien voulez-vous montrer entre cette dernière et l’être humain?
La nature est souvent assimilée à la liberté. L’espace paraît infini. L’air y est pur et inépuisable. Néanmoins, cette même nature peut également être vue comme une prison pour la protagoniste principale du film.
Pensez-vous à une prison psychologique?
Oui. On le remarque lors des séquences d’insomnies. Le sommeil est impossible car la nature impose ses bruits angoissants et son obscurité. Elle peut être totalement oppressante.
La licorne qui donne au film son titre incarne-t-elle la liberté au sein de cette nature?
Intéressant! Je n’avais pas forcément vu les choses ainsi. Après tout, la nature n’est pas que prison, notamment pour la jeune fille qui n’est pas forcément triste, comme nous le disions, mais simplement seule. En tout cas, cette licorne reste mystérieuse et je laisse à chacun le loisir d’interpréter le rôle qu’elle joue.
Puisque vous laissez beaucoup de liberté au spectateur, je vous partage un sentiment: j’ai trouvé que le film ressemble à un morceau de musique classique, notamment dans son rythme. Le début est lent et apaisé, puis le film s’accélère jusqu’à arriver à un bouillonnement quasi explosif. Qu’en pensez-vous?
C’est drôle que vous me partagiez cette réflexion. Elle me fait penser à mon travail de fin d’études en cinéma qui avait pour thème: la musique et le cinéma. A ne pas confondre avec la musique dans le cinéma, mais il s’agit bien du cinéma en tant que musique. Vous pouvez composer un film comme vous composez une musique. De même, vous ressentez un film comme vous ressentez un morceau de musique, et c’est tout ce qui fait leur puissance artistique.
En effet, votre film se ressent dans l’importance que vous accordez aux couleurs, aux rythmes et aux sons, sans être bien sûr une bouillie de sons et d’images sans ordre ni signification.
Je dirais même qu’il se ressent plus qu’il ne se comprend. Je crois d’ailleurs au cinéma des sens. Si mon film est réussi, on doit pouvoir l’apprécier sans forcément le comprendre; même les sous-titres deviennent contingents.
Je dirais que votre film n’est pas du tout vide, en revanche il utilise le vide.
La technique du vide en cinéma s’apparente à celle qui est utilisée en peinture abstraite. Face à un tableau avec des couleurs et des espaces de vide en blanc, vous ne savez pas vraiment ce que cela veut dire. Par contre, vous pouvez le sentir.
Pourquoi avoir choisi de réaliser un film qui peut être jugé de «compliqué»?
En fait, je n’ai pas voulu faire un film compliqué. Simplement, j’avais le souhait de raconter une histoire à partir des deux nouvelles qui m’avaient touché chez Hilda Hilst. En toute humilité, j’ai essayé de transmettre un film d’une manière un peu différente et d’offrir un peu de beauté à l’écran.
Et vous y êtes parvenu.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: Loris S. Musumeci pour Le Regard Libre