Le Regard Libre N° 50 – Loris S. Musumeci
Dossier spécial FIFF 2019
Voilà un documentaire qui marque. Voilà une réalisatrice qui marque tout autant. Son courage et sa volonté de changer les choses l’ont menée à raconter l’histoire de Khatera Golzad dans A Thousand Girls Like Me. Cette jeune fille de vingt-trois ans a été abusée par son père durant des années, qui est devenu fou à cause de la guerre. Mais parler de ce genre de tabou ne fait pas très bonne impression. Elle franchit néanmoins le pas en s’exprimant à la télévision. La famille exclut et menace Khatera, à l’exception de sa mère qui la soutient et l’aide à élever ses deux enfants; la justice est mal à l’aise dans la mesure où la voix d’une femme n’est que rarement écoutée. Pourtant, le père est bel et bien emprisonné. Ce qui n’achève toutefois pas les peines de Khatera, ses deux enfants et sa mère. Jusqu’au jour, du moins, où elle peut enfin commencer à se reconstruire, en France.
Loris S. Musumeci: Votre film m’a profondément marqué. Mais il me vient d’emblée de vous demander pourquoi vous avez choisi la forme documentaire plutôt que la fiction.
Sahra Mani: Je suis une réalisatrice de films documentaires. Bien que je sois également passée par la fiction, j’ai décidé de me consacrer uniquement à montrer la réalité à travers des histoires vraies et des vrais personnages, sans filtre. Telles sont mes compétences; je ne doute pas cependant qu’un autre réalisateur s’emparera du sujet pour en faire une fiction. Je dois dire aussi que la protagoniste, Khatera, est d’une telle pureté et d’un tel charisme, que je doute qu’une actrice puisse rendre le personnage avec autant de puissance. Il faut considérer également que ma caméra filme en direct les moments critiques en question. Ces instants sont incomparablement uniques et intenses. Avec le documentaire, vous avez cette possibilité assez exceptionnelle de vous passer des mots. Pas besoin de poser des questions face caméra; montrer une larme, un regard ou un visage en souffrance suffit, et dit sans doute bien plus que tant de paroles et d’explications.
Ce qui implique que vous-même assistiez aux pires moments, et ce n’est pas chose facile.
Oui, j’y ai assisté; et rassurez-vous, même si ce n’est pas chose facile, je ne connais pas les difficultés de ma protagoniste. Si je me rapproche autant de mon sujet, c’est parce que je veux m’engager pour essayer de faire changer les choses. Peu m’importe d’offrir du divertissement; je veux livrer aux spectateurs des questions, qui dérangent, et la crudité de la réalité. Il faut marquer les mémoires pour travailler à l’intérieur des gens. Qu’ils pensent et repensent au film en se demandant comment en est-on arrivé là. Pourquoi tant d’horreurs? Pourquoi cette guerre quarante ans? Quelles sont ses conséquences sur le quotidien de la population afghane?
Peut-on à ce point considérer que la faute du père, que d’avoir violé sa fille à plusieurs reprises, repose en grande partie sur la guerre?
Bien sûr que le père de Khatera est ressorti détruit de la guerre, il est passé par la prison et je ne sais pas tout ce qu’il a pu vivre encore de douloureux. Mais cela ne justifie pas la destruction d’une famille, et surtout la destruction de la vie de trois femmes. Cet homme a broyé trois générations: celle de sa femme, de sa fille et de sa petite-fille. Et pourquoi a-t-il pu commettre impunément tout ça, pendant des années? C’est à cause du système qui lui en donne le pouvoir.
Pensez-vous que votre plaidoyer social puisse servir également de leçon aux Occidentaux?
Oui, dans la mesure où le problème de l’inceste est universel. Mais malgré tout, il y a un décalage entre nos deux cultures qui fait que vous êtes imperméables à certains aspects du film. Et ce n’est pas une critique, simplement un constat. Un père peut violer sa fille en Suisse, cela peut même durer des années, mais une fois qu’il est dénoncé, c’est fini. La justice se dressera contre lui et il sera puni. En Afghanistan, ça ne marche pas de la même manière: tout le monde peut être au courant d’un inceste sans que rien ne se passe. Vous allez porter plainte à la police, et la corruption les empêchera d’agir. Au contraire, vous risquez même d’aggraver vos problèmes. Khatera, la police l’ignore; les membres de sa famille aussi. En plus, ils la menacent parce qu’elle sali l’honneur de la famille, ce qui est inacceptable.
Le problème que vous exposez est tridimensionnel: il est de l’ordre de la politique, de la mentalité et de la religion.
Vous avez raison. Plutôt que religieux, je dirais culturel.
Khatera et sa mère prient beaucoup; malgré leurs difficultés, elles se sentent aidées par Dieu.
Elles croient en Dieu, elles prient. Ça ne change rien pourtant à la mentalité qui considère que les femmes doivent rester sans pouvoir. Ce qui n’empêche pas des femmes afghanes de s’engager en politique ou de travailler au parlement, mais elles sont toujours sous les ordres d’hommes. Et pourtant, les femmes sont fortes. La force de Khatera est sans pareil; elle reste toujours digne face aux menaces, aux intimidations et aux insultes.
Sa mère est très forte aussi.
D’une autre manière. La génération de la mère de Khatera et de ma propre mère considère encore que l’homme est tout-puissant et qu’il est impossible d’entrer en confrontation. Mais Khatera et certaines de ses pairs ont pris conscience qu’elles sont égales en droit et en dignité à l’homme; et qu’il n’est plus question de se laisser dévorer.
Votre travail technique montre que vous-même êtes forte. Comme nous le disions tout à l’heure, vous assistez directement aux moments critiques avec votre caméra. Et donc vous prenez de sacrés risques aussi.
Je ne sais pas si je suis la femme forte que vous croyez, en tout cas je fais mon travail. Certes, ce travail comporte des risques. A chaque moment, je peux être assassinée pour ce que je fais.
Etes-vous malgré tout une femme heureuse?
(Rires) J’essaie de l’être! En tout cas je suis heureuse de mon travail.
Je vous le demande parce que la ville de Kaboul m’a inspiré beaucoup de bonheur en dépit de sa pauvreté. Les enfants jouent et rient, et les paysages sont magnifiques.
J’adore cette ville. Nous avons énormément souffert; nous avons beaucoup de problèmes, mais je pense que Kaboul peut changer, et en bien.
L’art peut-il servir le message politique que vous portez?
Oui, absolument. J’essaie d’accompagner la souffrance du propos de mon film avec la beauté des images. Tout simplement, parce qu’ainsi le message touche davantage et va droit au cœur. La joie des enfants et la vie de la ville apportent de la lumière au documentaire. Ce qui m’a aidé à pouvoir l’exporter en Europe. En France, on avait ignoré le film au début pour éviter les problèmes d’une part, d’autre part parce qu’on trouvait que le sujet des droits des femmes en Afghanistan devenait un cliché.
Parlons espoir. Viendra-t-il des enfants en Afghanistan? Vient-il des pays européens qui accueillent vos réfugiés?
Nous voulons investir de grosses sommes dans l’art et la culture. Comme dans l’éducation; aujourd’hui encore, quatre-vingt pourcent des Afghans sont analphabètes. Sans quoi, on ne peut rien attendre de la jeunesse. Il faut éduquer la nouvelle génération pour qu’elle devienne un espoir. Concernant les pays qui accueillent nos ressortissants, nous les remercions. Mais le changement doit se faire de l’intérieur.
Vous dites qu’il faut investir dans l’art, la culture et l’éducation. Mais qui veut et peut le faire aujourd’hui en Afghanistan?
Mon pays reçoit beaucoup d’argent, mais celui-ci ne passe que dans les dépenses militaires. Sans parler de la corruption qui donne à des hommes de pouvoir une vie extrêmement luxueuse, en décalage total avec le reste de la population. Alors franchement, je ne sais pas qui peut investir pour la culture aujourd’hui. Cela doit passer par des petites actions et de petits projets d’hommes et de femmes de bonne volonté, intelligents et qui ont du cœur. Il n’est pas toujours facile d’avoir de l’espoir. Mais il est pourtant nécessaire, pour aller de l’avant.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
© Sahra Mani, A Thousand Girls Like Me