Le premier long-métrage du Zurichois Steven Michael Hayes nous plonge dans le drame d’une famille américaine en marge de la société. Le film aurait pu se contenter d’être une réussite, mais il va au-delà.
Lorsque Jill (Dree Hemingway) reçoit une lettre de son frère emprisonné, elle se met en quête de comprendre comment le paradis idéaliste de son enfance a pu virer au cauchemar. En retrouvant sa mère, elle reconstitue les souvenirs d’un passé de la fin des années 70, au fond d’une forêt des Etats-Unis. Entourée par un père exigeant, une mère soutenante et quatre frères dont elle est la cadette, l’enfant assiste à l’étiolement progressif de ce foyer qui prend peu à peu des allures de prison.
Sur les traces de Terrence Malick
Il faut d’abord saluer le travail de Steven Michael Hayes pour ce premier film, qui saisit parfaitement l’opportunité qu’offre ce cadre pour déployer son style: un style d’héritier de Terrence Malick, avec sa caméra flottante, ses grands angles pour embrasser ses personnages et, autour d’eux, la nature. On retrouve aussi une multiplication des points de vue incarnés par des voix off lentes et introspectives. Si cette influence peut parfois être un peu trop prononcée, elle n’atteint néanmoins jamais la parodie ou l’écœurement, grâce à une retenue bienvenue. On s’incline ainsi devant la capacité du cinéaste à se détacher de son maître en évitant de se perdre dans une esthétique qui n’a parfois d’autres buts que de se laisser admirer. Ici, chaque scène sert une intrigue et un propos.
C’est cette même retenue qui accompagne nos personnages. La mère, interprétée par Juliet Rylance, n’a pas besoin de dialogues pour montrer son soutien à ses enfants face à un père parfois tyrannique et violent. Quant au père, porté par un excellent Tom Pelphrey, il contraste toujours entre la frayeur qu’inspirent ses colères et le pathétique de ses remords. Une figure de père violent, mais incapable de lever la main sur ses enfants. Jill est un film intelligent, un film qui pousse à la nuance – une nuance paradoxalement radicale.
L’utopie cloisonnée
Si le film parvient à ces subtilités, c’est aussi parce qu’il ne pouvait en être autrement. L’histoire se construit sous forme de conflit entre un père tyrannique qui rejette la société moderne dans son ensemble pour privilégier un retour à la nature utopique, et ses enfants de plus en plus attirés par le monde civilisé. Un conflit dans lequel le spectateur est immédiatement invité à prendre parti. Car si cet espace naturel peut charmer, le film nous présente rapidement ses fondements plus sombres: ce monde utopique ne tient que sur la détestation de la civilisation.
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Le père l’illustre tout au long du film: adhérant à des thèses complotistes en tout genre (sans pour autant manquer d’éducation), convaincu que le «vivre ensemble» constitue un mensonge permanent, incapable d’écouter le moindre politicien sans accuser sa corruption, il ne cherche qu’à enfermer sa famille dans la paranoïa qui le ronge. L’utopie est une place forte dont les barricades servent parfois moins à se couper du monde qu’à empêcher les membres de la famille d’y accéder. Jill se présente comme un véritable huis clos à ciel ouvert où les arbres font office de barreaux.
Le prisme du critique
Tout film porte en lui un discours sur le cinéma et Jill ne fait pas exception. Ici, les enjeux sont construits autour du père, refusant radicalement de chercher la nuance dans le monde qui l’entoure. Le discours du film se développe ainsi. C’est pour cela qu’il multiplie les points de vue et donne la parole à chaque personnage. Comme Rashōmon au milieu des bois, il représente ici diverses perspectives de la situation et différentes façons de la vivre. Et surtout, il rend compte d’une complexité qui échappe à son personnage désireux de tout simplifier.
Jill donne une leçon d’ouverture intelligente à l’adresse de son public que le critique en particulier ne doit pas ignorer. Il faut le reconnaître: le critique moderne, héritier des jeunes turcs des Cahiers, se laisse encore bien trop souvent aller aux facilités de la polémique. Sa radicalité est un confort qui ne sert que sa personne, au détriment du film et de sa tâche. Etre critique, n’est-ce pas au contraire être sensible aux nombreuses lumières qu’un film peut renvoyer? Ne doit-il pas distinguer celles qui éclairent le mieux et les souligner? Quel intérêt de choisir le prisme du politique chez Tarantino ou du schéma narratif chez Hong Sang-soo? Il serait tentant de réduire Jill aux codes du drame, que le cinéaste réutilise sans les remettre en question et en tombant parfois dans les clichés les plus éculés. Mais ce serait être aveugle à ce que ce premier long-métrage offre.
Certes, on pourrait regretter que Jill ne révolutionne pas le genre. Il possède aussi des répliques un peu trop rigides et dirigistes, soucieux de nous dire quoi penser de ce qu’il nous présente. Pourtant, il est avant tout un film riche, qui invite à l’introspection, au questionnement, sans jamais chercher à prendre le spectateur de haut. Par son thème, sa narration et son esthétique, Jill a toute sa place parmi les œuvres qui cherchent à abattre nos barricades. Alors laissons-le faire, car il le fait bien.
Ecrire à l’auteur: jordi.gabioud@leregardlibre.com
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