Sur le fil du rasoir. Voilà comment l’on pourrait résumer le rôle de Cate Blanchett dans le nouveau film de Todd Field, Tár. Elle y incarne une cheffe d’orchestre installée à Berlin. Le génie a sa part d’ombre. Il suffit de gratter la couche de vernis.
Dans les coulisses, Lydia Tár prépare son arrivée sur scène. Pas de concert pour cette fois. Mais orchestrer, toujours. On l’attend pour une rencontre publique à l’occasion de la sortie de sa biographie. Le journaliste présente sa carrière, longue comme le bras: elle a dirigé les plus grands orchestres symphoniques, enseigné dans des conservatoires prestigieux.
En coulisse, son assistante (Noémie Merlant) s’assure que tout se déroule comme prévu. La séquence s’étend sur une dizaine de minutes. Les réponses de Lydia semblent spontanées, perspicaces. Mais plus on plonge dans la vie intime de Tár, plus on comprend qu’avec elle, rien n’est jamais laissé au hasard.
Un pendant féminin à Weinstein?
Actuellement en lice pour les Oscars, le film a déjà été salué par la critique. Cate Blanchett a obtenu le prix de la meilleure interprétation féminine à la Mostra ainsi que le Golden Globe de la meilleure actrice. Une reconnaissance loin d’être surcotée, tant Cate Blanchett fait corps avec cette femme brillante, et pourtant si proche du point de rupture.
Mais une reconnaissance qui en a aussi fâché plus d’un, notamment Marin Alsop: cette cheffe d’orchestre bien réelle s’est reconnue dans les différentes étapes de vie de Lydia Tár. Coïncidence des événements ou véritable inspiration libre? Le problème ne se poserait peut-être pas, si le personnage de fiction n’érigeait une femme abusant de son pouvoir pour obtenir des faveurs sexuelles et briser des carrières.
De plus, cette femme étant lesbienne, Marin Alsop – qui se reconnaît dans cette protagoniste – et d’autres voix se sont élevées pour accuser le réalisateur Todd Field… de lesbophobie. Selon elles, pour résumer, si le réalisateur a fait de son personnage lesbien une tyran, c’est parce qu’en fait, il n’aime pas les lesbiennes. Et la réflexion de se généraliser au genre féminin: on ne devrait pas représenter une femme abusant de sa position au lieu d’un homme dans l’ère post #MeToo.
Si le rôle principal est attribuée à une femme, il est inconcevable – toujours selon cette logique – qu’il s’agisse d’un personnage aussi ambigu. Alors que tout l’intérêt de ce film réside précisément dans cette complexité.
Nouvelle génération
Pourtant, ce n’est pas le genre ou l’orientation sexuelle qui est au centre du récit, mais la manipulation. Celle qui échappe aux évidences, celle que l’entourage préfère cautionner, sous le prétexte du génie colérique. Lydia Tár a une vie de couple, se consacre entièrement à sa musique. Rien ne semble dysfonctionner, sinon quelques refus de répondre à des mails, ou son franc parlé.
C’est par exemple le cas lorsque, lors d’un cours au conservatoire, elle recadre un étudiant qui renie les partitions de Bach pour ses choix de vie. La rhétorique de la cheffe d’orchestre fait mouche, mais c’est elle qui, quelque temps après, en subira les conséquences. Elle est filmée à son insu pendant la discussion. Les rushs feront l’objet d’un montage présentant des propos rafistolés, hors contexte, et finissant sur le Net.
C’est aussi à cette occasion que l’on comprend comment Lydia Tár, dans sa position de cheffe d’orchestre exigeante (elle n’est pas sans rappeler le personnage de Terence Fletcher dans Whiplash), ne peut que s’écrouler face à la nouvelle génération. Une génération qui refuse de céder aux caprices d’une hiérarchie sans morale et sans limites. A l’image de sa dernière proie, une jeune contrebassiste russe (Sophie Kauer), qui n’a que faire des appels du pied de la réputée cheffe d’orchestre ni de ses invitations à moitié voilées.
Hasard du calendrier, Divertimento, biographie d’une cheffe d’orchestre française, est également en salle actuellement. Le film s’ouvre sur le constat suivant: seulement 6% des chefs d’orchestre sont des femmes. Voilà, en tout et pour tout, la seule vérité que véhicule ce long métrage sur le métier, se noyant dans un optimisme gluant. Tár en est l’envers: rêche et rugueux sur le milieu. Todd Field réalise un véritable exploit.
Ecrire à l’auteure: fanny.agostino@leregardlibre.com
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Illustration de couverture: TÁR © 2023 Universal Pictures International Switzerland
Crédits pour toutes les images: Tàr © 2023 Universal Pictures International Switzerland