«Tu n’as pas d’imagination, pas de cœur, pas de couilles, pas de sève.»
Stéphane (Daniel Auteuil) est luthier. Il travaille pour son ami Maxime (André Dussollier), qui laisse à Stéphane et à son apprenti seuls le soin de toucher aux violons. Maxime s’occupe de la gestion de la lutherie, en vendant les instruments, en dénichant des pièces rares en trouvant des clients, en les accompagnant «comme des patients». C’est ainsi qu’il rencontre la jeune et talentueuse violoniste Camille Kessler (Emmanuelle Béart). Maxime quitte alors sa femme. Il l’annonce à son ami Stéphane qui, comme d’habitude, reste d’apparence indifférente.
Mais il n’est pas si indifférent que cela à la beauté de Camille; «voilà un homme qui a été touché par la grâce», dit-il même de son ami. Camille n’est pas indifférente à la personnalité fuyante et discrète de Stéphane. Mais quand un cœur est en hiver, il reste en hiver. Et s’il lui venait la force d’en sortir, ce serait trop tard pour goûter aux joies du printemps, qui sera déjà passé. Parti.
Sautet et son cinéma littéraire
Claude Sautet, c’est du vrai cinéma à la française. Du moins à la française d’autrefois. Puisant sa sève dans la littérature, le grand cinéma français se lit comme un roman, mais en images, en sons et en musique. La narration introductive de Stéphane laisse d’ailleurs parfaitement songer à l’ouverture d’une œuvre littéraire. Un cœur en hiver s’inspire en outre d’un roman du romantisme russe du XIXe siècle, Un héros de notre temps (1840) de Lemontov. Sautet l’adapte très librement, il l’actualise à sa guise pour que Stéphane reste bel et bien un anti-héros de «notre temps à nous».
De littéraire, le cinéma de Sautet a par-dessus tout ses répliques. Fines, précises dans leurs hésitations, très écrites mais sans être théâtrales. Elles ne disent que rarement la totalité de ce que veut exprimer le personnage, et pourtant elles en disent long, si long. Tout est dans la suggestion. Due à l’usage le plus parfait des points de suspension. Lesquels reflètent dans un roman soit la médiocrité de l’auteur qui ne sais plus trop que faire dire à ses personnages, soit son génie qui laisse transparaître dans ces trois petits points les pensées les plus intimes.
«J’ai comme… l’impression que… C’est vrai… C’est là. Tout le temps.»
La brasserie, le vin, les clopes et les sonates
Un cœur en hiver, un film français, surtout parisien. La brasserie où se retrouvent les protagonistes se suffit à elle-même pour rendre à l’écran le charme de Paris. Elle a d’ailleurs été reconstituée en studio. Daniel Auteuil a dû forcément y penser, avec un brin de nostalgie, sur le plateau de tournage de La Belle époque (2019). Cette brasserie, c’est le lieu du mouvement, de la vie, où l’on boit du vin rouge, où l’on mange des repas simples avec nappe et serviette en tissu, où l’on va prendre son café à toute heure, où l’on fume.
Un film parisien qui n’en est pas moins musical. Si la brasserie parisienne est le cadre dans lequel la trame prend chair, c’est la musique qui rythme l’histoire. Les sonates de Ravel que Camille prépare pour son enregistrement ne lâchent pas le scénario d’une semelle. Elle ne lui volent pas la vedette pour autant. Le violon est calme dans l’apaisement des personnages, dans l’écoulement de leur vie quotidienne et habituelle. Mais l’angoisse des pizz et l’intervention encore plus dramatique du piano annoncent la passion prête à surgir. Quand vient la crise, silence plateau. On ne compte plus que sur les acteurs, qui s’emparent d’un scénario qu’ils transcendent par leur jeu.
Béart et Auteuil
André Dussollier a obtenu le César pour le meilleur second rôle en interprétant Maxime. Il l’a sans doute mérité au vu du film dont le réalisateur a remporté quant à lui le César du meilleur réalisateur. Mais ce sont Emmanuelle Béart et Daniel Auteuil qui crèvent l’écran. Elle n’a pas encore trente ans. Elle est pure. Dure et froide. Ses yeux bleus parlent davantage que ses lèvre. Un regard qui la rend souple et chaude lorsqu’elle fixe Stéphane dans les yeux. Mais lui est fuyant. Puis absent. Puis il revient le visage pétri d’une souffrance qu’il ne montre pas, qui s’impose néanmoins. Le regard dans le vide, il songe à tout ce qu’il manque. A l’amour qu’il ne sait pas donner et qu’il ne sait pas même recevoir.
Pour combler les manques, Stéphane s’adonne à son travail. Il ponce, colle, assemble avec une précision appuyée à l’écran par les sons du matériau noble et par les gros plans sur le travail artisanal du luthier. Stéphane parvient toutefois à expérimenter un amour qui est tantôt paternel avec un petit garçon auquel il pense toujours, Vincent, et avec son apprenti luthier, Brice; tantôt filial avec son vieux maître de violon, auquel il rend régulièrement visite. C’est comme si Stéphane n’avait pas grandi, en restant l’adolescent solitaire, dont il parle brièvement lui-même, qui aime son père tel un gosse; ou s’il avait vieilli trop vite, nourrissant pour ces deux jeunes une affection de vieux maître, de père ou de grand-père à son tour.
Un cœur en hiver
Peut-être qu’il n’est même pas question d’âge, mais de décalage tout simplement. Stéphane est incapable d’aimer réellement Camille, qu’il aime pourtant dans son for intérieur, parce qu’il est toujours en décalage par rapport à «la réalité qui fait peur». Stéphane a peur de la vie. Il a peur du présent. Et la passion qui s’impose entre Camille et lui est une passion réelle, charnelle, présente. Tout ce qui est impossible à un cœur qui gèle tout seul en hiver. Et qui reste seul. Le dernier plan du film voit Stéphane assis dans la brasserie, immobile, malheureux et résigné, filmé depuis l’extérieur: ce qui montre par le reflet la vie qui avance devant, et la vie qui avance derrière lui dans le café.
Camille aurait pu être cet instant de vie à saisir. Elle s’est humiliée à lui déclarer sa flamme dans le scandale. Il a refusé, alors qu’il brûlait d’envie d’elle. Puis, quand il lui fait comprendre ce qu’elle avait déjà compris, à savoir qu’il l’aime, c’est trop tard. Décalage. Jamais à l’heure pour connaître l’amour. C’est trop tôt ou c’est trop tard. Tandis que le monde repart au printemps, Stéphane reste dans son hiver; je reste dans le mien. Un cœur en hiver me laisse en larmes.
«J’ai quelque chose en moi qui ne vit pas. Je n’arrive pas… Je suis en retard depuis si longtemps.»
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: © Studiocanal
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