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«Uncut Gems»: un loser au sourire de winner7 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Le Netflix & chill du samedi – Loris S. Musumeci

«On dit qu’on peut voir tout l’univers dans les opales.» 

Quelle est la différence entre un côlon et une pierre précieuse? Aucune, selon les images d’Uncut Gems. Le film s’ouvre sur des mines éthiopiennes où, suite à un accident qui a détourné l’attention des chefs de chantiers, deux mineurs découvrent et s’emparent d’une pierre précieuse, une opale. Brute, elle laisse néanmoins apparaître entre la terre qui la recouvre des couleurs plus vives que vives. Criardes. Folles. Des couleurs qui semblent refléter toute la lumière de l’univers.

Et la caméra part en exploration à l’intérieur de l’opale. Sous une bande originale toute en synthés, dans une odyssée psychédélique, le regard du spectateur plonge totalement dans ce monde de couleurs. Scène qui ne tardera pas à devenir culte, tant elle est unique, tant elle n’est pourtant pas si unique. Elle rend directement un hommage clair et pour le coup bien unique à l’entrée dans la sphère de Jupiter dans 2001: L’Odyssée de l’Espace (1968) de Stanley Kubrick.

Le voyage passe peu à peu des tonalités bariolées à des tonalités plus monochromes. La musique, en suivant le rythme imposé par les couleurs, s’apaise aussi. Et place au rougeâtre, au rose lessivé de blanc. Puis un écran: des chiffres et des lettres. Ce sont les résultat de l’analyse d’un côlon. Le gastroentérologue retire sa caméra miniature de l’anus du patient. Pas de cancer en vue. Howard Gartner est rassuré.

Une histoire de merde et de pierre précieuse

Il tient à préserver sa santé. Il tient tant à sa vie. Qu’il a l’air pourtant de vouloir gâcher à tout moment. Il a l’art de se foutre dans la merde, à cause de passion démesurée pour les paris, mais surtout à cause d’une opale qui va tout faire basculer. Uncut Gems est un long-métrage exceptionnel des frères Safdie, avec un Adam Sandler tout aussi exceptionnel, qui raconte l’histoire d’un homme dans la merde avec une pierre précieuse.

Cet Howard Gartner qui s’est fait ausculter le côlon par une caméra insérée dans l’anus tient une bijouterie à New York. En bon juif, il a le sens des affaires. Ou il croit l’avoir. Parce que malgré tous ses paris, toutes ses tactiques, toutes ses transactions, tout l’or qui passe entre ses mains, il reste toujours sans le sou. A tel point qu’il doit emprunter de l’argent à son beau-frère, qui n’a pas l’air méchant mais qui a pour habitude d’envoyer ses hommes plutôt costauds et plutôt armés pour régler ses affaires. Howard doit de l’argent à ces criminels. Mais là, finis les ennuis, il est sur un coup, un gros coup!

La fameuse opale, dont l’intérieur magique a été comparé à son côlon, lui arrive tout droit d’Ethiopie dans un paquet où elle est cachée entre des poissons – l’acquisition n’est peut-être pas des plus légales. L’un de ses jeunes collaborateurs a emmené une star de la NBA dans sa bijouterie. Dès que le basketteur voit l’opale, il la veut. C’est un signe. Il sent une connexion spirituelle et corporelle avec le minéral. Alors qu’elle est déjà réservée pour une vente aux enchères.

Mais le basketteur insiste: «Prête-la-moi, juste pour ce soir; elle me fera gagner», et Howard, en fan inconditionnel du basket et de ce joueur, la lui prête, à condition qu’il la lui rende le lendemain pour qu’il l’apporte aux enchères, question qu’il se fasse un max de thune, qu’il rembourse ses dettes, et qu’il réussisse enfin lui aussi. Qu’il marque un bon point. Le bon point! Qu’il mène la belle vie entre les nanas et les cocktails. Qu’il soit heureux. Il est sûr de lui. Il n’a jamais été aussi confiant. Il ne peut retenir son excitation. Et rien, ô grand rien, ne va se passer comme prévu. On a beau faire, on a beau dire qu’un loser peut aussi avoir sa chance. On a beau faire, on a beau dire: un loser reste un loser.

«Pourquoi ça tourne toujours mal? Je suis pitoyable!»

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Une histoire des loser

Howard incarne le loser dans toute son excellence. L’acteur américain Adam Sandler, connu mais pas toujours reconnu pour ses rôles dans les comédies, se transforme avec Howard en interprète magistral. Il est absolument parfait. Et si les rôles des loser sont les meilleurs, les plus profonds, les plus humains et les plus grands au cinéma – Roberto Benigni dans La vie est belle, Menashe Lustig en autre père loser dans Brooklyn Yiddish, Marcello Fonte dans Dogman, Bourvil dans Le Corniaud, Daniel Auteuil dans La Belle époque et dans quasiment tous ses autres rôles, Clint Eastwood dans La Mule, etc. – ils sont aussi les plus difficiles à jouer.

Comment ne pas trop en faire tout en en faisant assez? Comment viser en plein centre la caractéristique principale du loser, à savoir d’être tragique, sans être trop dramatique, sans être trop comique? Un rôle du loser exactement loser demande l’excellence. Adam Sandler a été tout simplement excellent. Tout simplement loser. Il a peut-être été si loser qu’il n’a pas même été nominé pour l’Oscar de la meilleure interprétation masculine. Même si Joaquin Phoenix, qui, lui, a reçu l’Oscar du meilleur acteur, n’a pas démérité dans son incarnation du clown pathétique dans Joker.

Oscar ou pas Oscar, Adam Sandler parvient à susciter les rires les plus gutturaux comme les larmes les plus émues à travers Howard. Cet idiot court après la gloire. Et il ne se rend pas compte que la gloire, il l’a ici face à lui. Un commerce qui pourrait marcher, une épouse si sexy qui dégoûterait jusqu’aux obsédés sexuels de l’adultère, une maîtresse si bonne, généreuse et attentionnée, mais surtout si bonne – dans tous les sens du terme – qu’elle justifie l’adultère, des enfants attachants et complices, une maison grand luxe grand charme. Enfin tout.

Julia (interprétée par l’actrice Julia Fox), la maîtresse de Howard © Netflix

Mais Howard fait partie de ces rêveurs qui veulent rêver toujours plus. Howard est un gamin dans l’émerveillement constant. Un grand gamin pour qui la vie est un jeu, qui tourne parfois mal. Howard sourit malgré tout, d’un sourire béat et figé. Qui lui vaut les moqueries de sa femme, qui le déteste par ailleurs. Elle ne voit derrière son homme qu’un paumé, en décalage permanent; elle le voit pour ce qu’il est: un loser. Mais elle ne voit pas les couleurs, la lumière, la pierre précieuse qui se cache en son loser; en d’autres termes, elle le méprise. Comme sa fille par ailleurs. Les femmes ont peut-être un sixième sens, il leur manque malheureusement souvent les yeux du cœur, si chers à Saint-Exupéry.

Une histoire de loser au sourire de winner

Et si Adam Sandler excelle en XXL par Howard, c’est également grâce à l’œuvre dans son ensemble. Coup de bol, mais surtout coup de génies, les frères Safdie ont su dans leur réalisation unir d’une union sacrée leur personnage à la forme du film ainsi qu’à son ambiance. Niveau ambiance, c’est le bordel absolu. Howard ne sait pas prononcer un seul mot sans hurler. Et New York est ville qui hurle d’elle-même. Tout ce trafic, tous ces taxis jaunes, tous ces gens, toutes ces tours, tout ce chaos, toute cette vie qui fourmille, toute cette misère qui traîne, tous ces Howard qui rêvent. American dream. We need you!

L’Amérique est si large – l’Amérique, l’Amérique je veux l’avoir et je l’aurai –, tout est si large à New York, et pourtant si étroit aux yeux d’Howard et des plans d’Uncut Gems. A tel point que vient l’envie de se faufiler entre les buildings et les étals de la bijouterie. Ce trou à rats. Où tout paraît si petit, oppressant, angoissant. Pourvu ne pas être claustrophobe, car il y a un risque réel de rester des heures durant bloqué dans l’entre-deux-portes à l’entrée du magasin.

Les locaux, la ville, en somme tout le cadre des plans est oppressant. De même que les bruits. Comme si Howard ne gueulait déjà pas assez. Entre portes qu’il faut réparer, vitres qui cassent, klaxons qui réclament, réclames qui klaxonnent, sonnettes qui aboient, chiens qui sonnent, musique qui bat, batteur qui chante, ballon qui claque, claque qui ballonne, arbitre qui siffle, sifflet qui siffle la fin. Enfin! Les bruits épousent à merveille les plans étroits et le personnage d’Howard. A travers duquel on entend tous ces bruits et l’on subit toutes les étroitesses. A travers duquel on finit par crier de joie à son tour, parce que le loser a gagné. Et que la victoire s’est éteinte sur une balle, un panier, un trou, et un beau sourire de winner, aussi lumineux qu’une opale.

Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédits photos: © Netflix

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