Les mercredis du cinéma – Jonas Follonier
Dix ans après Gran Torino, Clint Eastwood (88 ans) revient à l’écran avec La Mule, dont il assure également la réalisation. Coup de projecteur sur un coup de maître, à voir de toute urgence.
Earl Stone est un octogénaire ayant passé sa vie dans l’horticulture. Les orchidées constituent sa passion au point qu’il leur a consacré tout son temps, au détriment de sa famille. Sa fille ne lui parle plus depuis des années, son ex-épouse est totalement dévastée elle aussi. Ruiné et solitaire, le vieil homme accepte alors un petit boulot qui ne lui demande en apparence que de faire le chauffeur. Sauf que son coffre contient de la cocaïne, et qu’il devient, d’abord sans le savoir, la mule d’un des plus grands cartels de drogue du Mexique. S’ensuivent pour Earl une dizaine de courses plus dangereuses les unes que les autres, un séjour chez le grand boss du cartel, prostituées et viagra inclus, une partie de cache-cache avec le FBI et, surtout, une tentative de rattraper le passé avec ses proches.
Par-delà le bien et le mal
Alors forcément, c’est encore une fois l’ambiguïté morale de l’être humain, cette âme grise, qui est dépeinte par Clint Eastwood. L’octogénaire était magnifiquement resté fidèle à cette règle en réalisant le biopic Sully, avec Tom Hanks dans le rôle principal. Mais, à l’inverse de ce qu’on a pu lire, il ne s’agit pas pour le personnage de «faire un mal pour un bien»: La Mule ne traite ni d’immoralité, ni de moralité. Le film traite d’amoralité, et il est lui-même amoral. Absence complète de morale, présence totale de cinéma. Le premier coup de génie à relever, c’est la manière dont le réalisateur parvient à relativiser les camps du bien et du mal, comme c’était le cas dans le western spaghetti: la mafia et la police utilisent parfois les mêmes méthodes. Nous ne vous en dirons pas plus.
A lire aussi | Hostiles, le plus grand western de notre siècle
Contrairement aussi à ce que peuvent en dire certains, les répliques d’Earl Stone ne sont pas «républicaines»: elles sont tout simplement américaines. «Ça fait vraiment plaisir de pouvoir aider des nègres»: par ces phrases talentueuses car amenées avec humanité et autodérision, Clint Eastwood ne fait pas un film pour l’Amérique raciste, mais sur l’Amérique raciste, comme l’a très bien noté Jean-Marc Lalanne dans l’émission Le Masque et la Plume sur France Inter. Quant aux vocables «pédés» et autres «gouines à motos», on sait bien que le bon vieux Clint ne peut pas s’empêcher d’en placer dans ses films. Ironiquement, la mule est surnommée «Tata» par le cartel. Oublions donc un instant la sensibilité politique de Clint Eastwood.
«Un film d’artiste»
De politique, il n’en est pas dans La Mule, puisqu’il n’y a que de l’art. Tout d’abord, nous avons affaire à un slow film. Ce choix de présenter des plans lents et des dialogues qui ne durent pas que quelques secondes relève du meilleur goût dans notre époque où le cinéma se rêve TGV. La lenteur – à dissocier de la longueur – permet à l’image de s’attarder sur des paysages nord-américains qui ne font qu’un avec le visage fascinant de Clint Eastwood.
Aussi, la photographie est subtile, témoignant par là même d’un autre cinéma américain que celui des blockbusters mainstream dont nous avons pu traiter ces dernières semaines. La Mule consiste en un bijou où le fondu enchaîné, cette technique considérée parfois comme ringarde et qui revient à opérer un raccord progressif entre deux plans, n’est pas un vilain mot. Ajoutez-y de la musique country et folk rock à filer un orgasme à tous les mélomanes dignes de ce nom et une police d’écriture western pour les titres des chapitres, et vous avez ce qu’on appelle un chef-d’œuvre, dépassant sans doute l’excellent Gran Torino d’il y a dix ans.
La Mule s’érige en film d’artiste également parce qu’il faut en être un pour manier le comique avec autant de tact. Ou plutôt la drôlerie, puisque c’est elle qui sied à cette fantaisie si typique des films de Clint Eastwood. «On vous a déjà dit que vous ressemblez à James Steward?», demande le policier du FBI incarné par Bradley Cooper à un vieux Clint que l’on voit ailleurs dans le film apprendre à envoyer des SMS avec un gros dur du cartel mexicain et se tartiner les lèvres de Labello pendant que ses «collègues» règlent un cas par les armes.
Il était une fois Clint Eastwood
Au fond, ce film n’a pas seulement Clint Eastwood comme réalisateur et acteur principal: il s’agit également de son propos. Car si, bien sûr, La Mule traite avant tout de la thématique du pardon, il n’est pas inutile de rappeler que c’est la fille de l’acteur (Alison Eastwood) qui joue sa fille dans le film. La question de savoir s’il faut laisser une seconde chance ou non à un père qui n’a jamais eu de temps pour sa famille parce qu’il privilégiait le travail s’incarne donc dans la réalité en un sens fort. Et ces paroles prononcées par la femme du personnage quand elle est sur le point de mourir se retrouvent encore plus émouvantes:
«Tu as été l’amour de ma vie et la souffrance de ma vie. Et j’aimerais que tu saches que la seule chose qui compte pour moi, c’est que tu sois là avec moi maintenant.»
Ce film est Clint Eastwood dans la mesure aussi où l’autorité mélancolique qu’il est devenu se confond avec la mélancolie autoritaire de ce cinéma. Et, en somme, pourquoi Eastwood joue-t-il autant bien? La réponse est simple: c’est parce qu’il ne joue pas. Clint en jette. Et c’est tout. Ainsi, nous ne finirons pas sur une note crépusculaire comme l’ont fait beaucoup de critiques. Loin d’un film testament, La Mule représente un apogée de plus dans la carrière d’un homme certes âgé, mais auquel nous souhaitons de vivre encore bien longtemps.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
Crédit photo: © Warner Bros
La Mule |
---|
Etats-Unis, 2019 |
Réalisation: Clint Eastwood |
Scénario: Nick Schenk (d’après l’œuvre de Sam Dolnick) |
Interprétation: Clint Eastwood, Bradley Cooper, Laurence Fishburne |
Production: Clint Eastwood, Tim Moore et alii |
Distribution: Warner Bros |
Durée: 1h56 |
Sortie: 23 janvier 2019 |