Le Regard Libre N° 77 – Max Moeschler
La bière sans alcool, caractérisée par l’absence de fermentation du malt, rendant son degré d’alcool inférieur à 0,5%, séduit de plus en plus de Suisses. Se prêtant à merveille dans divers genres de situations, elle traîne néanmoins une réputation de boisson sans intérêt. Son goût y est pour beaucoup. Mais sur ce plan-là, les choses sont en train de changer radicalement. La preuve en dégustation.
Dans le foisonnant marché de la bière en Suisse, une nouvelle venue un peu particulière est en train de gagner du terrain, passant d’un timide 2,3% de part de marché il y a dix ans à presque 4,5% aujourd’hui: la bière sans alcool. Bien que souffrant depuis longtemps d’une réputation mitigée, le vent semble changer depuis quelques années, ce breuvage trouvant sa place à de plus en plus de tables. Difficile, cependant, de faire la part des choses entre le marketing massif en sa faveur et les réticences bien souvent viscérales vis-vis de la bière sans alcool. Si vous conviendrez volontiers que le sempiternel argument de la «fausse bière» ou de la «bière de gonzesse» est terriblement réducteur et dépassé, le manque de goût et de caractère de cette bibine lui est encore souvent reproché. Mais qu’en est-il réellement? Des géants de la bière industrielle aux brasseries artisanales, nous en avons goûté quatre pour vous.
- Notre dégustation commence avec le géant vert de la bière, j’ai nommé l’incontournable Heineken. Le Goliath hollandais de la bière a d’ailleurs énormément misé sur sa bière sans alcool en tant que sponsor du récent championnat d’Europe de football (d’ailleurs, saviez-vous qu’on y avait battu la France?). Il s’agit donc ici de la version sans alcool de sa célébrissime lager. La dégustation sera ici aussi courte que sa longueur en bouche, soit dangereusement proche du zéro. Si sa grande sœur alcoolisée ne brillait déjà pas par ses atouts gustatifs, la version sans alcool approche des profondeurs abyssales en termes de nez et d’arômes. C’est plat, un peu gazeux et ça ressemble vaguement à une bière diluée. A éviter à tout prix.
- Continuons maintenant avec une brasserie presque aussi industrielle que la précédente, mais suisse (ai-je mentionné qu’on avait battu la France?): le classique Feldschlöschen. Ici encore, nous nous trouvons face à la version sans alcool de la lager qui fait encore le succès de la marque au château. Et ici encore, rien de neuf sous le soleil: on retrouve la petite amertume typique de la version alcoolisée, en un peu atténuée (comprenez: il n’en reste plus beaucoup). Bien qu’elle soit rafraîchissante, on y retrouve cette sensation de dilution fort peu flatteuse au palais. Sans être franchement désagréable et pour reprendre une expression aussi suisse que cette bière, «ça casse pas trois pattes à un canard».
- Notre exploration se poursuit cette fois chez les Ecossais de Brewdog. Bien que produisant en grosse quantité et dans le monde entier, la brasserie des Highlands n’a rien changé à l’approche artisanale de ses débuts et au soin apporté à ses bières, tout en restant farouchement attachée à son indépendance. On est donc en droit d’attendre quelque chose d’intéressant. Autre bonne nouvelle, sa nouvelle bière sans alcool, sobrement nommée «Punk AF», se calque sur la Punk IPA, fer de lance de la marque et à des années-lumière des lagers mortes précédemment goûtées. Et force est de constater que ça marche! Au nez, on retrouve les notes de fruits exotiques propres à ce style. En bouche, un houblonnage généreux relève agréablement les notes florales et fruitées, avec une belle amertume. Si elle manque peut-être un tantinet d’attaque par rapport à sa grande sœur, la «Punk AF» est riche et garde l’approche sans concession de la brasserie. Une réussite!
- Enfin, nous revenons en Suisse pour la quatrième et dernière bière de cette dégustation: la Placebo de Dr. Gab’s, célèbre brasserie artisanale située à Puidoux. En plus d’être 100 % artisanale, on relèvera que, contrairement aux boissons précédentes, la Placebo n’est pas une déclinaison de bière existante, mais bien une bière à part entière, ce qui montre une volonté de proposer un produit nouveau et de démonter l’image de substitut qui colle à ce genre de mousses. Il s’agit ici aussi d’une bière de type India Pale Ale. Au nez, on retrouve des notes fruitées et résineuses, issues d’un houblonnage savamment maîtrisé. En bouche, c’est frais, légèrement malté, avec une amertume modérée, mais bien présente. Aussi, on retiendra sa belle longueur en bouche, ce qui est souvent pointé du doigt comme la pièce manquante dans les bières sans alcool. A l’arrivée, une bière équilibrée et singulière, à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession. On en redemande!
Le succès grandissant des bières sans alcool n’a rien d’un hasard, car il va de pair avec une augmentation de la qualité de ces dernières. La mauvaise image qu’elles renvoient auprès de beaucoup de consommateurs est finalement héritée des brasseries industrielles moins soucieuses du goût de leur produit que de sa rentabilité, comme l’explique Luca Santos, fondateur de la start-up romande Ivre de Plaisir, qui propose des boissons festives non alcoolisées via sa plateforme de commerce en ligne:
«Les gens ont tellement été habitués à goûter de mauvaises bières sans alcool qu’ils n’y trouvaient aucun intérêt, lui préférant sa version alcoolisée ou des sodas s’ils cherchaient quelque chose sans alcool. Ces mauvaises premières expériences ont détourné les gens d’une boisson qui a du potentiel».
On se retrouve donc dans un cercle vicieux dans lequel la faible qualité des premières bières sans alcool n’a pas permis une grosse demande, ce qui rend ensuite les brasseries artisanales réticentes à brasser ce type de produits, faute de clientèle… Mais comme l’ont montré Brewdog et Dr. Gab’s, le vent est en train de tourner et de plus en plus d’excellentes brasseries commencent à se prêter à l’exercice, avec des résultats à la hauteur des bières alcoolisées qu’elles proposent, laissant présager de belles surprises pour l’avenir de la bière sans alcool.
Ecrire à l’auteur: max.moeschler@leregardlibre.com
Crédit photo: © Mathieu Baume pour Le Regard Libre
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