Balançant sans cesse entre les lois de l’attraction et celles de la répulsion, les personnages de Thomas Flahaut, dans son dernier livre Les nuits d’été, nous ébranlent par leur réalisme. Mieux, ils nous dévoilent le quotidien des travailleurs frontaliers francs-comtois.
En littérature, il y a des romans qui émeuvent par leur expression fidèle de la réalité. Ils abordent des thèmes universels, qui forment le quotidien de tous. C’est-à-dire de vous, de votre voisin de palier, de votre assureur ou de votre psychiatre. Ces thèmes sont le travail, l’amour, l’amitié et les relations qui en découlent. On pourrait parler de lutte sociale, de revendication ouvrière, de classe moyenne ou populaire pour ce qui est du travail. On pourrait parler de caresse, de baiser et d’accolade pour le reste. Renouant avec le roman réaliste d’hier, de Balzac ou de Zola (n’ayons pas peur des grands noms), Les nuits d’été, dans la veine pulsante d’un Nicolas Mathieu, pour citer un vivant, se déroule entre la Franche-Comté et le Jura suisse, entre Besançon, Audincourt, Montbéliard et l’usine Lacombe qui embauche des frontaliers pour réaliser un travail harassant que les Suisses ne veulent pas faire.
Trois amis d’enfance, dans la vingtaine, Mehdi, Thomas et Louise viennent du même quartier des Verrières, à Montbéliard. Durant un été, principalement de nuit, leur vie est partagée entre deux pays. Sans cesse sur les routes et sur la route transjurane qui relie la Suisse à la France, ils se laissent mouvoir par ce qui les attire et par ce qui les éloigne, chacun ayant sa personnalité, ses espoirs, ses illusions, mais tous étant reliés à l’usine Lacombe SA. Celle-ci, comme une araignée sombre et mécanique, les attache les uns aux autres jusqu’au dénouement. Au fil des pages, ils rendent compte d’une réalité sociale actuelle, celle des ouvriers frontaliers d’aujourd’hui, qu’on appellerait plutôt des «intérimaires», dont le rôle n’est plus le travail d’hier, industriel et à la chaîne, mais plutôt de soulager d’immenses machines autonomes, qui font apparaître des pièces comme par magie.
«L’atelier C est moins une ligne qu’un damier. Des îlots de machines toutes identiques reliés entre eux par des allées. L’atelier ne correspond pas à l’idée que Thomas s’en était fait. Il s’était figuré une suite de postes placés le long d’une chaîne se déroulant sous le haut plafond d’un hangar, une alternance de mouvements et d’arrêts, le fracas des tôles frappées. Mais cette usine-là a disparu depuis longtemps. Elle appartient à la vieille époque des syndicats et des grèves générales, celle de Chaplin. Thomas se penche sur la première machine que Romuald lui présente. Si elle existe, cette usine de film et de roman, c’est à l’intérieur des machines. Des centaines de pièces filent sur des courroies, des bras mécaniques les emboîtent, les soudent à une vitesse qui empêche de saisir l’ordre et la nature de ces opérations. La machine vit toute seule.»
Les lois de l’attraction
En plus de rendre compte d’une réalité sociale actuelle, le tour de force opéré par Thomas Flahaut, c’est son habileté à incarner ses personnages, à leur insuffler une énergie, à les rendre réels, eux qui pourtant ne respirent que sur le papier. Il arrive à rendre palpable pour le lecteur ce qui les attire et ce qui les éloigne, ce qui les réjouit et ce qui les ronge, ce qui les anime et ce qui les éteint. Autrement dit, il arrive à les lui rendre presque familiers. Et le triangle est défini de la façon suivante, Mehdi et Thomas sont de très bons amis, Louise est la sœur jumelle de Thomas, Mehdi et Louise tombent amoureux.
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Le personnage de Thomas, tiraillé par la fatigue, est attiré par le gouffre de l’échec et par celui de la nuit. Il n’a pas dit à ses parents qu’il a foiré ses études et, en perdition avec son secret, il se transforme peu à peu en ombre. Il mène «une vie de chauve-souris volant silencieusement dans la nuit, éclairée parfois par l’éclat d’une lumière électrique». Mehdi et Louise, c’est l’amour qui les attire l’un à l’autre. Un amour sincère et puissant, un amour jeune. Assez puissant pour les faire braver la distance, le travail qui les sépare, l’environnement social aussi. Louise est attirée par l’université, elle doit rendre une thèse sur les ouvriers frontaliers. Mehdi est un nomade, attiré par la vitesse, par l’écart de conduite pour ne pas être captif de ce qui est réglementaire. C’est un jeune libre qui fait monter les tours du moteur de sa Kawasaki. Comme pendant cette course entre Kawasaki et Ducati, entre Mehdi et un des collègues de travail:
«Quand Nicolas le dépasse encore dans son bruit de mitraillette, il ravale sa salive. Et le tunnel dure, il n’en finit pas. Calme succession des néons. Courbe qui creuse le ventre de la montagne. Rouler dans la file, c’est rouler à la vitesse imposée par d’autres qui suivent le code de la route. Rouler dans la file, ce n’est plus rouler, mais circuler, séparé des autres corps par une distance réglementaire comme des pièces sur la grande chaîne de cette immense usine qu’est le monde.»
Mais si chacun possède ses propres magnétismes, l’attirance pour une vie meilleure dirige le trio. Et paradoxalement, pour Mehdi et Thomas, c’est l’usine qui se présente à eux comme le moyen d’améliorer leur vie, comme le moyen d’obtenir, même si le choix n’est pas le meilleur, une certaine stabilité financière. Leur attachement à l’usine se manifestera surtout lorsque celle-ci doit déménager pour des raisons économiques de rendement. C’est un attachement biaisé. Ils critiquent l’usine, la vitupère, la déteste pour avoir usés leurs pères, mais lorsqu’ils sont sur le point de la perdre, ils font tout pour la récupérer. Ils se surpassent, deviennent des hercules nocturnes, tenant des cadences folles, décuplant des forces incroyables pour montrer aux Suisses ce dont ils sont capables. Ces Suisses qui tiennent leur avenir entre leurs mains. Ces Suisses qu’ils ne voient jamais dans l’usine:
«Les opérateurs français en polo gris. Les chefs d’atelier français en polo rouge. Les Suisses dont on sait qu’ils existent mais qui restent invisibles.»
Les lois de la répulsion
La répulsion évidente qui revient en boomerang dans Les nuits d’été, c’est la répulsion du père. Les pères, dans ce roman réaliste, ont le même manque d’empathie en commun. Ils sont incapables de se mettre à la place de leur fils ou de se remettre en question. Modelés par leur vie passée à travailler dur, comme par exemple sur les anciennes cadences de l’usine Lacombe pour le père de Thomas, ils sont des figures de fermeté, de persévérance et de force qui ont oublié, au cours de leur existence, ce qu’est la faiblesse, la fragilité et l’échec. Ils ont dû oublier ces choses pour durer.
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Le personnage de Thomas cache le plus longtemps possible à son père son fiasco universitaire, jusqu’à l’éclatement de la vérité. Le père de Mehdi est rôtisseur sur les marchés. Celui-ci doit souvent l’aider après les nuits longues de travail chez Lacombe. Il doit aussi le supporter:
«Mehdi se demande s’il est vraiment encore jeune. Vingt-cinq ans et déjà, son corps s’alourdit. Il fait les nuits chez Lacombe, et maintenant les jours au marché. Et c’est peut-être moins l’âge, la double journée, la nuit trop courte qui lui pèsent, pense-t-il, que le fait d’y être astreint par le patron, par le père. Toute la matinée le père va bouder, Mehdi le sait. Il va falloir attendre le client dans la chaleur de la rôtisserie, qui rend intolérable celle d’un jour d’été qui s’annonce étouffant. Il va falloir survivre dans le silence plein de griefs du père, guetter l’instant où, revêtant son casque et sa veste en cuir, il pourra démarrer la Kawasaki, prendre l’autoroute transjurane en direction de La Combe, laisser la vitesse le nettoyer de la nervosité de cette journée qui colle à sa peau.»
Il y a aussi une répulsion moins évidente, plus intime et plus enfouie, chez les personnages de Thomas Flahaut. C’est la répulsion de l’absence. Ce que les frontaliers francs-comtois, par le biais de Mehdi ou Thomas, veulent intérieurement, c’est exister aux yeux des autres. Aux yeux de Louise ou aux yeux de leurs pères. Ils veulent exister entre ces deux pays et ces villages que l’autoroute transjurane traverse. Ils veulent exister malgré la fatigue, hors des enjeux sociaux et des règles. Ils voudraient vivre librement entre les lois de l’attraction et de la répulsion. Ne plus cuire sous la chaleur des nuits d’été.
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Mais la recherche nocturne d’une vie meilleure, d’une sécurité constante, cette même recherche qui fit considérer la Suisse à leurs parents comme un Eldorado est tenace. Exister et appartenir aux autres reste la seule échappatoire. Exister et appartenir aux autres, en défiant les problèmes du jour et ce que la société brandit sur nos parcours, cela peut rappeler la dernière phrase de Leurs enfants après eux. Car finalement, Thomas, Louise et Mehdi, en voulant exister, nous ébranlent par leur réalisme et leur «effroyable douceur d’appartenir».
Crédit photo: © Pxhere
Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com
Thomas Flahaut
Les nuits d’été
Editions de l’Olivier
2020
218 pages
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