Première traduction française de l’œuvre d’Aliyeh Ataei, écrivaine et journaliste iranienne, La frontière des oubliés, sa cinquième publication, dresse le tableau d’exils au goût amer, en neuf nouvelles. Glaçant.
Le soir, dans un village aux confins de l’Iran, presque en Afghanistan, les femmes avaient pris l’habitude de lustrer les douilles, une à une, jusqu’à ce qu’elles brillent suffisamment pour qu’elles puissent les ranger consciencieusement dans le magasin. Ces balles contenues dans ces belles douilles maintenant prêtes à l’emploi serviront-elles? Peut-être. Peut-être qu’elles iront se loger dans un corps, partisan de la Révolution islamique ou non. Car «la guerre se moque des convictions et il faut que les hommes meurent pour qu’on se demande si c’était à cause de leurs idéaux ou par erreur».
Mahboubeh assiste à ce rituel pour la première fois – à distance, parce qu’elle a des convictions personnelles et qu’elle y tient. Dans des Etats où la politique s’immisce dans la moindre interaction sociale, chaque geste, même le plus intime, peut mener à votre perte. Et les quelques mètres de distance que Mahboubeh a choisi de s’imposer ce soir-là composent un geste qui ne peut, sous le régime islamique, rester sans conséquence.
La fuite pour dernière liberté
L’histoire de Mahboubeh constitue l’une des pierres angulaires de ce recueil de récits nous brossant le portrait de frontaliers de la guerre. Car c’est bien de la guerre, en premier, dont cette population est voisine. Elle rythme leur quotidien, leurs enfants sont élevés avec le bruit des balles et la vision de corps meurtris. Ces images, dont ils ne pourront se défaire, auxquelles personne ne peut s’habituer, Aliyeh Ataei a décidé de les raconter. Racontant par le même coup son parcours personnel, de la frontière afghane à la capitale.
Un point commun entre les Iraniens et les Afghans, outre la frontière qu’ils partagent, c’est ce qu’Ataei appelle symboliquement «le gène du malheur», une transmission générationnelle de la douleur. Ce gène est redoutable. Il touche ce peuple auquel on ne laisse pas de répit et qui subit depuis des décennies des régimes successifs tous aussi meurtriers et liberticides les uns que les autres.
Fuir est pour l’écrivaine et ses personnages la seule liberté qui leur reste. La fuite se transforme alors en exil et là naît le conflit intérieur. Choisi ou subi, l’exil est toujours synonyme de déchirement et de crise identitaire. Nombre d’auteurs, comme Hugo, Camus ou Zweig, pour ne citer qu’eux, l’ont raconté. Mais quand on fuit l’Afghanistan pour trouver refuge en Iran, l’exil a un goût plus amer encore et se teinte de révolte.
«C’est comme si pour l’exilé, la patrie n’était plus qu’un contenant sans contenu qu’il cherchait désespérément à remplir.»
Une plume persane engagée
Traduit du persan, La frontière des oubliés est un cri révolté pour la liberté, contre le régime et surtout pour le peuple. Dans son avant-propos, Ataei écrit: «La vie noyée dans le danger et le climat de frayeur qui durent depuis toutes ces années a engendré l’image de la “femme opprimée” du Moyen-Orient, mais je me suis efforcée d’écrire un texte qui brise leur mutisme.» Avec à la fois poésie et dureté, l’auteure donne voix à des femmes, et des hommes, d’Iran et d’Afghanistan qui se positionnent et font front au régime. Loin d’être victimes, les femmes s’avèrent porteuses de l’opposition.
Avec un talent de conteuse pour raconter ces vies sur le seuil, entre deux territoires, entre deux régimes, et partagées entre de multiples identités, Aliyeh Ataei livre avec ce recueil un véritable manifeste. On saluera la traduction de Sabrina Nouri, qui fait ressortir toute la subtilité des mots qui caractérise si bien la langue persane.
Ecrire à l’auteure: chelsea.rolle@leregardlibre.com
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Aliyeh Ataei
La frontière des oubliés
Editions Gallimard
Collection «Du monde entier»
Trad. du persan par Sabrina Nouri
2023
149 pages