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«La Soupe aux choux»: une histoire de colocation et de tragique6 minutes de lecture

par Danilo Heyer
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Les mercredis du cinéma – Edition spéciale: Le coronarire avec Louis de FunèsDanilo Heyer

S’il est un instrument par lequel le cinéma français a su s’élever jusqu’à des horizons majestueux, c’est bien la comédie. Que cela tienne à ce caractère national empreint de légèreté; celui-là même qui nous a légué, du Tartuffe de Molière au Candide de Voltaire, jusqu’au Fataliste de Diderot, cet étrange mélange de pensées raffinées et d’humour; ou bien que cela vienne d’autre chose, qu’importe; n’hésitons pas, pour une fois, à remercier ce peuple qui seul pouvait donner naissance à La septième compagnie, aux Bronzés font du ski, au Dîner de cons, et à La Soupe aux choux.

Une histoire de colocation

La Soupe aux choux se loge dans un sous-genre des plus exquis; celui qui se propose de traiter de ce sujet si intéressant: les vies de deux hommes adultes en colocation. J’y ferais rentrer, dans une certaine mesure, ce qu’il se joue dans l’appartement de Joey et Chandler dans Friends, et, surtout, tout ce qui se produit dans l’excellent Withnail and I. Voici la recette: prenez deux meilleurs amis, qui sont l’un pour l’autre un peu plus qu’un frère, un peu moins qu’une épouse; mettez-les sous le même toit; n’oubliez pas d’ajouter beaucoup d’alcool, cet ingrédient indispensable à une telle existence; puis confrontez ces deux marginaux à un environnement nouveau qui ne saurait en rien leur convenir. Certes, les ressorts sont simples; mais quel bonheur d’assister à ces péripéties!

Alors que dans Withnail and I, deux jeunes Londoniens, fauchés autant que débauchés, allaient «partir en vacances à la campagne, par erreur», on suit ici les aventures de deux campagnards; de deux vieux spécimens d’une race d’hommes en voie d’extinction; de celle dont le mode de vie n’a pas su bouger d’un iota depuis l’invention de l’agriculture.

 On peut dire sans hésiter que ce qu’on appelle la vie simple aura trouvé, au milieu de ce lopin de terre de France, sa parfaite expression: on y mange de la soupe, on y jardine un peu, on se soulage à l’envi et on y vieillit sur un banc, sans plus même devoir subir la discipline d’une épouse; mais surtout, depuis aussi longtemps qu’on s’en souvienne, la journée y trouve son rythme naturel par les coups de «petits canons» («cinq ou six litres») qu’on s’empresse de s’envoyer de chaque côté, comme si la vie en dépendait. Quand Chérasse dit : «bon… c’est pas tout ça le père, mais tu me retardes! L’heure c’est l’heure; et c’est l’heure du perniflard!», il n’y a pas à rechigner avec son taux de diabète; on s’exécute sur-le-champ, et à la maison.

Du reste, c’est un parler bien étrange qui, au-delà du patois local, caresse les oreilles; au fil des années, l’amitié, qui trouvera toujours dans la langue officielle une mine bien trop sévère, prit soin de la remodeler à son image; on appelle l’étranger «La Denrée»; on répond aux noms «Le Glaude» et «Le Bombé»; et à l’époque on «arrangeait la Francine». A dire vrai, quoiqu’on soit parfois d’accord d’intégrer quelqu’un du dehors, pour peu qu’il règle son débit d’écoulement sur les mœurs locales, la plus grande part de ce qui est étranger à ce cercle si fermé se verra repoussé; car il sent bien que ce n’est que de l’extérieur que pourra surgir la catastrophe.

Une fin toujours tragique

Tout au long de ces récits, il nous est signalé plus ou moins subtilement que l’union sacrée ne peut durer, et ils se concluent par un déchirement tragique: dans Friends, Chandler trouvera une épouse dans la personne de Monica; dans Whitnail and I, l’appel vain de la vie saine et active finira par séparer les deux splendides chômeurs; du reste, c’est la même voix criminelle qui fera fuir La Francine et qui séparera le cascadeur de l’acteur dans Il était une fois à Hollywood. Rien de plus dramatique que ce divorce, puisqu’il n’est jamais désiré que d’un seul côté, puisqu’il est trahison, puisqu’il n’est qu’injustice.

Dans La Soupe aux choux pourtant, il n’a pas eu lieu entre les deux amis, mais avec Le Progrès, ce monstre sorti tout droit du XIXe siècle, qui s’est pris fantaisie d’aller transformer, retourner, écraser, dévorer tout ce qui pouvait bien avoir le malheur de croiser son chemin; personne n’a été laissé pour compte, pas même les coins les plus reculés de ce bon Vieux Continent, des vallées arriérées du Jura aux plaines vides du Bourbonnais.

C’est ainsi que le maire, poussé par cette vigueur propre au philistin industrieux, vante à qui veut l’entendre, même auprès des deux «vieux fossiles», qu’il manque au village une «expansion économique génératrice d’emplois»; une de celles qui n’offrent pour d’autres perspectives que cet affairisme perpétuel dont se plaignait déjà Thoreau. Il faut des lotissements pour transformer le bourg en cité-dortoir! Pour occuper les nouveaux venus, on aménagera un  parc de loisirs, des restaurants, des buvettes, des balançoires, même un «rocher aux singes»! A côté de la maison du Glaude, il s’étendra un magnifique «parking de quatre mille voitures»; et sur son terrain «dix mille chaises longues et de la musique»! Quelle effervescence!

Le départ ou le suicide

Au bord d’une crise cardiaque, son fusil de chasse en main, Le Bombé lui donne pour toute réponse cet ordre magistral: « Il vous faut foutre le camp! Il vous faut foutre le camp!» Le destin lui donnera tort; eux seuls devront s’en aller. Il a bien fallu, en effet, se détourner de l’horrible spectacle qu’offrait l’invasion du petit îlot de paix, orchestrée par ces bulldozers «qui vous ronflent les oreilles» et par ces nouveaux toits qui occultaient le Soleil autant qu’ils troublaient la sérénité. Dès lors, pour ne cesser de cultiver cette existence vertueuse, cet art de vivre et ce calme sortis des temps immémoriaux, les deux irréductibles durent se résoudre à partir pour un lieu qui n’existe pas – la planète Oxo, où l’on y vit deux cents ans, et le chat aussi…

Ecrire à l’auteur: danilo.heyer@leregardlibre.com

Crédit photo: © Films A2

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