Les mercredis du cinéma – Jonas Follonier
Jamais aucun film n’avait réussi à capter cette atmosphère-là. En un tour de force admirable, John Carroll Lynch signe un long-métrage qui restera comme la première trace d’un nouveau genre, mais aussi la dernière. Lucky est une œuvre complète et réunit tous les ingrédients pour allier western et mélancolie. Notre article grand format.
Lucky est la première réalisation de John Carroll Lynch, un acteur déjà confirmé dans le cinéma américain, qui a tourné auprès des plus grands, à l’instar de Clint Eastwood. Avec ce premier long-métrage s’inscrivant dans le cinéma indépendant, Lynch s’empare d’un genre qu’il est tant difficile de renouveler, défi qu’il relève néanmoins avec succès: le western.
Il y a un fait qu’on ne peut pas négliger. L’acteur nonagénaire se trouvant au centre de Lucky, portant d’ailleurs le même nom, qui est son sujet comme son objet, est décédé le 15 septembre, entre la fin du tournage et la sortie du film. Moi-même, je ne le savais pas au moment de la projection. Mais à l’écriture de cette critique, cette dimension funèbre prend tout son sens et son importance, car nous avons bien affaire à un film hommage.
Un aboutissement des westerns classiques
En effet, l’acteur Harry Dean Stanton revenait d’une longue carrière, qui ne l’avait fait endosser un rôle principal qu’une seule fois, en 1984, dans Paris, Texas. Le film de Lynch se veut conçu sur mesure pour cet artiste singulier qui n’avait peut-être pas été apprécié à sa juste valeur. Justice est désormais rendue avec Lucky, mettant en scène un vieil homme vivant en 2017 à la manière d’un cow-boy solitaire en plein désert de l’Arizona. Nul besoin de chercher une histoire, un scénario: le film, c’est ce personnage.
Le film, c’est aussi le cinéma. Le plus pur, à savoir le western. Déroulant tout en finesse une série d’allusions aux grandes œuvres de l’Ouest américain, Lucky fait pousser un cri de bonheur aux nostalgiques: «le cinéma n’est pas mort!» Evidemment que non. Quelle joie que de déguster la première scène, où l’on assiste aux rituels quotidiens du nonagénaire, composés d’une première cigarette, d’une courte séance de yoga et d’un petit déjeuner dans un diner du coin.
Ses journées, le vieillard les passe ensuite à résoudre des mots croisés, déambuler dans la rue, acheter sa bouteille de lait, regarder des jeux télévisés. Le soir, place à la vie, la vraie: le bistrot, où, sirotant un bloody maria, Lucky écoute son ami se plaindre de la fuite de sa tortue terrestre. Un synopsis invraisemblable pour un cinéma remarquable: renouvelant et renouant avec toutes les marques du western classique, Lucky semble en constituer une sorte d’aboutissement. Cela est particulièrement vrai pour une grande scène du film, où le talent des acteurs Harry Dean Stanton et James Darren fusionne avec une musique grandiose.
Mélancolie et misanthropie
Le film tire aussi son génie des répliques de Lucky. Jouant de son semblant de misanthropie lorsque qu’il se trouve en public, le «réac’» américain aussi subtil qu’authentique est plutôt taiseux. Mais ses sorties valent de l’or. Quand il entre dans le «diner», voici ce qu’il dit au patron: «Tu n’es rien» (– «Toi non plus»). Quand il refuse d’adresser la parole à un notaire qu’il n’estime pas beaucoup, cela donne: «Je préfère encore les silences gênants aux banalités d’usage.»
Derrière ce personnage qu’il aime incarner auprès des autres villageois, c’est en réalité une profondeur philosophique admirable qui se cache au fond de cette âme si attachante. Ses réflexions sur la solitude notamment, que nous n’allons pas retranscrire ici pour vous laisser les découvrir au cinéma, servent la dimension existentielle de Lucky. Les objets eux aussi répondent à cette mélancolie de l’ouest, caractéristique de tout être intéressant: harmonica et cigarette dégagent des ondes venant amener le thème ultime du film, la conscience de la mort.
«Rien n’est permanent.» On aurait cru entendre Héraclite. On assista en réalité à la parole prophétique d’un acteur qui allait bientôt nous quitter. Ce film lui aura permis de faire ses adieux dans le sublime. Que c’est beau!
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
Crédit photo: © Provincetown Film