Le Regard Libre N° 41 – Loris S. Musumeci
Le pape François était attendu depuis peu, mais il était très attendu. Sa visite à Genève du 21 juin dernier a été marquée par une forte valeur symbolique au niveau politique et œcuménique; par une forte valeur émotionnelle pour la population. Outre le discours central prononcé au COE (Conseil œcuménique des Eglises), il y avait l’homélie qui suscitait l’impatience. Qu’aurait-il bien pu dire, ce brave homme, aux bons Suisses? Une fois le prêche accompli, l’ardeur est passée; le message, lui, a demeuré.
L’enjeu de l’événement a été décrit comme une visite de la Rome catholique à la Rome protestante. Il y a eu de cela, bien sûr. En matière de religion, Genève n’est certainement pas dénuée d’une histoire toute particulière. Le discours œcuménique est par essence consensuel, dans le sens neutre du terme. Tout le monde s’accorde plus ou moins pour prôner l’œcuménisme ou en tout cas des petits gestes œcuméniques. D’avance, on savait que les différents discours seraient forts et qu’ils plairaient à tout le monde.
Pour l’homélie, c’est une autre affaire. Par le simple fait que le discours appartient à la liturgie de la messe. Sa fonction est celle de commenter et expliquer l’Evangile du jour. Par conséquent, on attendait d’une part que les propos du pape accomplissent leur rôle liturgique pour la messe, mais qu’ils s’inscrivent en même temps dans la continuation des paroles prononcées au COE. Plus simplement, l’homélie a-t-elle eu une matière suffisamment riche pour parler à tout un chacun? Comment l’interpréter pour que sa portée dépasse les frontières de catholicisme et même du christianisme?
Quoi qu’il en soit, les dires du chef de l’Eglise sont inspirés du donné de la révélation divine. François est homme d’Eglise et son message est catholique. Sans dénaturer l’homélie, il est bon d’en ouvrir les portes du sens profond qui sache faire écho à l’intelligence naturelle des hommes. Qui puisse parler, sans provoquer une inutile distance, à tout homme de bonne volonté.
Père
«Père, pain, pardon. Trois paroles, que l’Evangile d’aujourd’hui nous donne. Trois paroles, qui nous conduisent au cœur de la foi.» A partir de ces trois mots, le pape articule la totalité de son message. Il va même plus loin: il résume la foi chrétienne et l’engagement des chrétiens derrière le Père, le pain et le pardon. On sait bien que les chrétiens conçoivent et font l’expérience réelle d’un Dieu qui n’est plus la puissance dans les cieux détachée et désintéressée des hommes, mais qu’il est Père. Evidence que le Saint-Père rappelle en ces termes: «Nous prions en chrétien: non un Dieu générique, mais Dieu qui est surtout Papa.»
Il y a un Père, qui n’est pas que, selon l’enseignement de Jésus, mon Père ou ton Père, mais bien notre Père. Et les souvenirs renaissent de cette petite prière que vous prononciez enfants lorsque, pour certains, vous alliez à la messe de guerre lasse; «Notre Père qui es aux Cieux». Au-delà de la figure paternelle, c’est le «notre» qui donne une portée sociale à la formule. «Quand il y a le père, personne n’est exclu; la peur et l’incertitude n’ont pas le dessus. La mémoire du bien réapparaît, parce que dans le cœur du Père nous ne sommes pas des enfants virtuels, mais des enfants aimés. Il ne nous rassemble pas en groupes de partage, mais il nous régénère ensemble comme famille.»
Dieu est vu ici à la fois comme les parents qui réconfortent, les amis toujours là et un groupe d’une vraie communauté humaine. Tous ces aspects s’inscrivent sous le signe de la famille. Le «nous» rappelle à une fraternité naturelle et par là même à une responsabilité envers autrui. En résumé, c’est parce que le Père est nôtre que nous sommes frères. C’est parce que nous sommes frères que nous devons œuvrer les uns pour les autres. Traduction en langage plus laïc: les hommes partagent les mêmes conditions de la vie humaine, c’est pourquoi ils sont appelés au soutien mutuel et fraternel.
Pain
«Cela ne sert à rien de demander plus: seulement le pain, c’est-à-dire l’essentiel pour vivre. Le pain est d’abord la nourriture suffisante pour aujourd’hui, pour la santé, pour le travail d’aujourd’hui; cette nourriture qui malheureusement manque à tant de nos frères et sœurs. Pour cela je dis: attention à qui spécule sur le pain! La nourriture de base pour la vie quotidienne des peuples doit être accessible à tous.»
Autant dire que le ton est donné. L’essentiel est la quête du bonheur des hommes. Cet essentiel, c’est le retour à une simplicité qui rend libre et qui emplit les poumons d’air frais. «Donne-nous notre pain de ce jour» est à la fois la demande, pour chacun, de recevoir le nécessaire matériel, mais aussi de recevoir le Christ qui se fait pain quotidien par le mystère de la transsubstantiation – transformation du pain et du vin en corps et sang de Jésus. En-deçà de ces accès théologiques, il y a une éthique du contentement; non pas un contentement médiocre, mais un contentement du nécessaire, qui est équilibre.
Les propos cités sont aussi à leur manière un message politique. Les grands esprits l’estimeront simpliste. Les grands libéraux crieront au communiste, à tort ou à raison. En tout cas, dans la suite de la responsabilité engendrée par la fraternité naturelle découlant du «notre père», on peut certes accepter la pauvreté, comme on peut accepter qu’il y ait des sociétés plus riches et développées que d’autres. En revanche, là où il y a la faim, la dignité est bafouée.
Le message de François semble rappeler le devoir moral humain d’organiser des politiques qui laissent à chacun son dû. Même si, par souci de réalisme, on peut tolérer la précarité, on ne peut laisser personne manquer de la nourriture de base, manquer des besoins primaires. Si la nourriture manque, c’est la force du corps qui manque, c’est la détermination de l’esprit qui manque. Un corps justement nourri et un esprit rassasié sont en mesure de pouvoir bâtir une société du travail, un bien vraiment commun.
Pardon
«Le pardon renouvelle, il fait des miracles. […] Alors seulement nous introduisons dans le monde de vraies nouveautés, parce qu’il n’y a pas de nouveauté plus grande que le pardon, qui change le mal en bien. Nous le voyons dans l’histoire chrétienne. Nous pardonner entre nous, nous redécouvrir frères après des siècles de controverses et de déchirures, quel bien cela nous a fait et continue à nous faire! Le Père est heureux quand nous nous aimons et nous pardonnons d’un cœur sincère.»
A partir de la connaissance du Père, de notre Père, vient le projet social et le désir de justice. Ceux-ci impliquent un premier pas personnel. Promouvoir la paix dans la société doit d’abord passer par la paix intérieure, où les angoisses du stress permanent se dénouent. Une vie tournée vers l’essentiel. Vers le Christ pour les chrétiens; vers le pain pour tous – chrétiens inclus, ils ne nous aura pas échappé qu’aussi illuminés soient-ils, les chrétiens sont des êtres de chair.
«Notre père» et le «pain quotidien» requièrent l’ouverture du cœur. Et la clef? Roulement de tambours: le pardon! C’est l’acte réel et concret du pardon qui traduit la vraie charité, une charité appliquée. Le pardon lave, il reprend, sans mauvais jeu de mots géographique, le cap de l’espérance. La nouveauté, l’esprit d’entreprise, tout changement et même la revolución ne peuvent être sains et aboutir à du meilleur que s’ils sont purifiés par l’acte du pardon.
L’Histoire montre bien que les révolutions, surtout les plus ambitieuses, qui ne sont pas passées par un pardon préalable ont été néfastes. Au risque d’être caricatural et approximatif, je prendrais pour exemple le communisme. Celui-ci s’est déployé dans la haine et s’est noyé dans son propre sang. Le prolétariat avait-il en effet pardonné à l’aristocratie et à la bourgeoisie leurs éventuels abus? Pas vraiment; la haine seule était boussole. Pour équilibrer la balance des critiques politiques, les mouvements conservateurs d’aujourd’hui en Europe ont-ils pardonné aux migrants clandestins d’avoir agi dans l’illégalité, par opportunisme, besoin ou désespoir?
Ces thèses méritent davantage de réflexion et de plus amples discussions. Revenons donc au cœur de l’homélie: Père, pain, pardon. Ou plutôt pardon, pain, Père. L’amour du prochain exige le pardon. Le pardon libère des maux sociaux, des poids inutiles et ravageurs. Le pardon vise un retour à l’essentiel. Oublions nos différends, je te pardonne; revenons à l’essentiel de notre relation. L’essentiel, c’est aussi que chacun puisse vivre dignement, c’est le pain que mérite tout homme simplement parce qu’il est homme.
Une vie avec le pain quotidien pour chacun est une vie qui s’inscrit dans le désir profond de justice sociale. Dans un projet de fraternité. Une fraternité rassemblée sous une entité commune, celle du Père, de notre Père.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
© Peter Williams/WCC