Le Regard Libre N° 14 – Julien Auriach (rédacteur invité)
Une vieille rengaine. Voilà à quoi ressemble le texte de l’initiative populaire «Non à la spéculation sur les denrées agricoles». Il demande d’une part l’interdiction des produits dérivés agricoles et, d’autre part, que la Confédération s’engage au niveau international à lutter contre la spéculation sur les denrées. Dans leur argumentaire, les jeunes socialistes osent. Ils vont jusqu’à citer maman: «on ne joue pas avec la nourriture». Normal qu’avec un slogan qui sent bon la moraline, un vent de lassitude écorche le paysage politique. Une économie au service des hommes, un énième vœu pieux d’une gauche en manque d’idéal?
Il est vrai, 800 millions de gens meurent chaque année de faim. Il est aussi vrai qu’ils ne meurent pas en Suisse… Un écran, voilà ce qu’est devenu le négoce de matières premières alimentaires. Une pellicule de peinture sur la fenêtre, et qui, à force de patiner, parvient à briller par son opacité. La finance a cette particularité qu’elle semble complètement déconnectée des conséquences de ses actes. Catherine Morand, porte-parole de Swiss Aid, une ONG qui défend l’initiative, a les idées claires. «Après la crise, de nouveaux acteurs ont commencé à miser des sommes colossales sur ces matières qui sont devenues comme des valeurs refuges et c’est cela qui a donné des emballements, des émeutes de la faim à travers le monde.» Ce glissement s’est opéré tout doucement, la libéralisation tranquille. Les décisions se prenant à Berne, à l’heure de la pause café (équitable et bio), c’est en Ethiopie que l’on trinque, mais ça, on ne le voit pas dans l’open space. Et si la peinture était une paroi de crasse? «L’UDC est contre, ils pensent défendre les intérêts de l’économie suisse», prévient Catherine Morand. Et ces derniers ne sont pas minces; il faut rappeler que «près de 80 % du volume des transactions de grains se fait par l’intermédiaire de sociétés basées en Suisse».
«La spéculation n’a pas que des mauvais côtés. Elle permet de lisser les prix», dit-on au Parti libéral-radical, par la voix de l’une de ces étoiles montantes, Johanna Gapany. «On est en train de proposer une fausse solution à un vrai problème connu de tous». Ce qu’il faut, c’est «réguler, promouvoir la prospérité économique en débarrassant les paysans suisses des pesanteurs de la bureaucratie, en aidant les autres au développement, ce que fait déjà la Suisse, sans pourtant être parfaite en la matière».
Si l’argument porte, il ne doit toutefois pas faire oublier que la financiarisation connecte les marchés à l’échelle internationale en diluant les risques. Ce faisant, elle est l’un des importants vecteurs d’aggravation des dernières grandes crises agricoles (cf. Enquête CNUCED 2009, portant sur les crises de 2007 et 2008). Johanna Gapany rappelle que ce sont en partie «des monstres, des mastodontes qui gèrent ces marchés.» Mais en face, qui peut réguler? Un Etat impuissant. Les firmes transnationales agitent sous leur nez le bâton du chômage, pour lui faire accepter les calculs économiques les plus déloyaux et lui faire dire par la bouche de son Conseil fédéral, le 18 février dernier: «il y a lieu de craindre que ces entreprises réagiraient à une telle réglementation par des délocalisations ou l’arrêt en Suisse des activités concernées. […] Les mesures prises à l’échelle nationale n’ont quasiment aucune incidence sur l’évolution des marchés à terme internationaux des marchandises.»
Muriel Waeger, vice-présidente des Jeunes socialistes, s’oppose à cet aveu d’impuissance. Elle rappelle que «des législations similaires ont été prises en d’autres pays, à la bourse de Londres, aux Etats-Unis, en Europe en 2011. Si la Suisse venait à adopter ces mesures à son tour, il ne resterait plus aux spéculateurs que les bourses asiatiques; or, elles-mêmes devraient finir un jour par leur barrer les portes.»
De nouvelles lignes de forces. C’est ce qu’aura montré ce débat. Dans un entretien avec Olivier Rey, paru dans la revue Limites en janvier dernier, la journaliste française Natacha Polony parlait déjà de ces «deux axes: souveraineté et conception du progrès [plus ou moins humain, avec lesquels] on arrive à redessiner un échiquier politique plus cohérent». Il est malgré tout étonnant que dans une votation contre une dérive du système financier international, l’UDC ne se soit pas prononcé en faveur d’une initiative «pro-terroir». Sans doute les cadres du parti ont-ils pensé d’abord aux retombées en termes d’emplois, peut-être aussi ne voulaient-ils pas être associés à la gauche dans un front commun. Toujours est-il que l’opposition ne fut pas ferme. Pareillement pour le PDC, plus divisé sur la question, certaines antennes cantonales ayant même fait part de consignes de votes différentes. La gauche, elle, à rebours d’une solution concertée, renoue avec ses lointaines origines révolutionnaires. En fait, seul le PLR semble être à sa place dans sa critique d’une mesure nuisible à l’efficacité du marché.
C’est la première étape vers une économie écologique qui est proposée par cette loi. Une économie qui responsabilise les acteurs locaux, ralentit l’ingérence économique des Firmes Transnationales, limite le pouvoir de vie et de mort du marché. Au reste, vu les derniers sondages (majorité de Oui à 48 %, GfS), maman et ses vieilles rengaines pourrait cette fois triompher des mauvaises habitudes.
Crédit photo: © Loris S. Musumeci pour Le Regard Libre