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Mona Ozouf livre un magnifique plaidoyer pour la littérature5 minutes de lecture

par Jonas Follonier
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Les bouquins du mardi – Jonas Follonier

C’est un ouvrage important qui a été publié par les Editions Stock dans la si belle collection à la couverture confectionnée par Le Petit Atelier. Pour rendre la vie plus légère. Les livres, les femmes, les manières fait entendre les voix de Mona Ozouf et de ses interlocuteurs Pierre Manent, Diane de Margerie, Geneviève Brisac, Philippe Raynaud, Claude Habib, Philippe Bélaval et Patrice Gueniffey, sans oublier l’animateur de l’émission Répliques qui a accueilli ces conversations, l’essayiste et académicien Alain Finkielkraut. Ils y discutent de la nature de la littérature, de ses effets sur notre vie plus que de son rôle, ainsi que de la galanterie, qui d’une manière extrêmement subtile et convaincante est associée aux livres dans cet ouvrage.

On pourrait dire que ce qui réunit les livres et les manières, outre leurs effets sur l’existence, à savoir amener de la légèreté, c’est leur essence même: c’est de l’art. Ars, en latin, est l’équivalent du grec techné, qui a donné le mot français «technique» mais qui veut proprement dire «production». C’est donc quelque chose de créé par l’homme. Mais pour reconnaître cette dimension du monde, le non-naturel, il faut déjà reconnaître le naturel. C’est ce qu’ont en commun la joyeuse compagnie formée par ces neuf intellectuels. Il faut préciser que cette attitude est minoritaire au sein du monde académique actuel, ce qui est sans doute hallucinant aux yeux du profane, et pourtant c’est bien le cas: le concept de «nature» a très mauvaise presse.

Ce que font donc les co-auteurs de Pour rendre la vie plus légère, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est de réhabiliter la nature non pour la louer, mais pour montrer les raffinements qu’on peut y faire survenir. Et puisque nous parlons de littérature et de manières, il est beaucoup question de nature humaine et de nature des relations humaines. Les hommes étant naturellement supérieurs aux femmes sur le plan de leur force physique, la galanterie permet d’inverser les rôles naturels: l’homme se fait faible et reconnaît la supériorité de la femme sur le plan du raffinement, et la supériorité de cette supériorité sur l’autre. De la même manière, la littérature est supérieure au monde réel dans le genre d’expériences qu’elle nous fournit:

«Au fil des œuvres étudiées, nous faisons connaissance avec les passions, apprenons ce que sont la cruauté, l’abandon, la jalousie, la vengeance. Mais nous ne mourons pas avec le héros, et si nous souffrons avec lui, ce n’est pas comme lui; l’émotion peut bien nous étreindre, à aucun moment ne nous quitte la certitude qu’elle ne nous détruira pas. […] Telle était, selon Alain, la vertu cardinale de l’école: au tableau noir, les fausses additions, qui paradoxalement instruisent l’élève, “ne ruinent personne”».

La découverte des livres, que Mona Ozouf nous raconte ici en parlant de ses années de scolarité à l’ancienne (où l’on avait le temps de s’ennuyer et donc de lire et donc de rêver), équivaut ainsi à la découverte d’une grande ville pour un campagnard, ou du célibat retrouvé pour un marié en quête d’aventures: le lieu de tous les possibles. La littérature, de la si belle formule de Mona Ozouf, «démultiplie l’existence». Et l’existence tournée vers le monde, et non pas uniquement vers le moi. C’est le grand drame actuel, reconnu en tout ou en partie par l’ensemble des hôtes de ce livre: l’enfermement des romans soit seulement dans le monde, et non plus dans l’existence tournée vers le monde, soit dans l’existence seule (en plus, il s’agit la plupart du temps de celle des auteurs eux-mêmes). Alain Finkielkraut écrit:

«James n’aurait pas compris la défiance moderne envers le roman car, pour lui, avant d’être le récit – ‘‘la marquise sortit à cinq heures’’ –, le roman est regard, rapport à l’être, manière d’appréhender le monde. Et Lambert Strether, l’émissaire infidèle, peut bien finalement renoncer à l’Europe et rentrer chez lui: il n’est plus le même, il a appris à voir, il a été, en quelque sorte, converti au roman.»

Et Mona Ozouf d’ajouter:

«Le sujet de ce roman, c’est la modestie ou l’innocence à l’égard du spectacle. Le spectacle a été perdu par le roman contemporain, mais il fait l’essence du roman.»

La contemplation, en somme, partagée par la philosophie. Mais il y a mieux encore. Le lien des livres avec la vérité: selon la philosophe qui s’appuie ici sur Proust, vérité ne rime pas toujours avec spontanéité. En étant spontané, on peut dire des choses qu’on pense tellement qu’on ne les pense pas – tout le monde a connu ce genre de situations sous le coup de la colère. Au contraire, la délicatesse d’esprit qu’offre la littérature, ou les manières, permet d’accéder au mot juste. Non seulement, on pense par les mots, mais «on pense dans les mots», comme le relève l’avocat Marc Bonnant en nos contrées. Une réflexion qui nous invite à remettre en question le culte actuel de l’authenticité et du lâcher-prise.

La littérature n’est justement pas un lâcher-prise. Lire, c’est s’évader, mais cette évasion, en plus de divertir, éduque, module l’être, montre l’extraordinaire noblesse de l’artifice. Mais d’où est venue cette haine du paraître qui règne aujourd’hui et qui se retrouve dans le rejet de la galanterie au motif qu’elle serait hypocrite? La faute à Rousseau, selon Finkielkraut. Sans doute. Mais l’auteur d’Un cœur intelligent reconnaît son génie au passage, accompagné dans ses nuances par ses autres invités. C’est la grande force de Pour rendre la vie plus légère, qu’on trouvait déjà dans Des animaux et des hommes: la polyphonie, conceptuelle et littéraire – mais n’est-ce pas la même chose?

Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com

Crédit photo: Capture d’écran Youtube (France 5 / La Grande Librairie)

Mona Ouzouf, sous la direction d’Alain Finkielkraut
Pour rendre la vie plus légère. Les livres, les femmes, les manières
2020
Editions Stock
300 pages

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