Les mercredis du cinéma – Loris S. Musumeci
«– T’es magicien, comme moi?
– Non, je ne suis pas vraiment magicien. J’ai toujours appelé ça le shining.»
Le shining revient. Danny Torrance croyait en être désormais à l’abri. Après les traumatismes de l’enfance, il a enfermé ses peurs pour mener une vie plus ou moins normale. Et normale, sa vie l’est. Même un peu trop. Celui qui, dès son enfance, a le don du shining, lui imposant des visions d’un passé qui le hante, d’un futur qui inquiète, se retrouve encore un peu bourré au petit matin avec une nana qu’il a chevauchée toute la nuit, cocaïne aidant. Alcool aidant. Ce même alcool qui a détruit son père. S’adonnant au même vice, il devient victime de la même possession. Il est dérangé. Par des visions terrifiantes.
Fuir, il faut fuir. Recommencer. Reprendre une nouvelle vie. Loin du Jack, qui a tué son père, Jack. Danny tombe sur une bonne âme qui l’héberge, qui devient son ami et l’intègre à un groupe de guérison, du genre «alcooliques anonymes». Huit ans, huit années d’abstinence! Hommage à son père, qui aurait tant voulu guérir lui aussi. Vie normale, mais dans le bon sens cette fois. Et voilà que son shining le rappelle. Les visions lui reviennent. Sans toutefois le terrifier. Il est investi d’une mission. C’est la jeune Abrah, qui a le même don que lui, qui fait appel par télépathie. Comme lui a été guidé et sauvé par un ancien, également possesseur du shining, il se doit d’aider la petite fille menacée par des forces malsaines.
La fin d’une querelle historique
Le shining revient donc pour Danny, et Shining revient dans nos salles. Doctor Sleep est à la fois l’adaptation du roman homonyme de Stephen King sorti en 2013 et la suite du film désormais culte de Stanley Kubrick tourné en 1980. Long-métrage qui était lui-même inspiré du roman de Stephen King, avant même que l’ouvrage fût publié. Rappel historique oblige, l’auteur d’épouvante américain avait été furieux contre le réalisateur de renom, qui non seulement avait eu l’impolitesse de réaliser son film avant la parution du livre, mais qui n’était pas fidèle à son esprit. Shining est d’ailleurs devenu la référence de cinéma que l’on connaît aujourd’hui, alors que le roman est resté relativement dans l’ombre.
Mais pas question de parler de revanche avec Doctor Sleep roman ou Doctor Sleep film. Mike Flanagan a réussi, dans sa réalisation, à séduire totalement Stephen King et à rendre un hommage à Stanley Kubrick ainsi qu’à son film. Coup de maître! Mettant fin à une querelle historique dans le monde de l’adaptation. Coup de maître aussi qui parvient à mettre les deux films en dépendance, dans la mesure où le Doctor Sleep de Flanagan met en lumière des éléments essentiels du Shining de Kubrick, sans lui retirer sa part – aujourd’hui mythique – de mystère. Et il réalise son film de sorte à ce que sa totale appréciation ne puisse s’opérer qu’à condition d’une immersion dans Shining.
Le Steadicam et ses surprises
Les deux films vont de pair. Autant au niveau de la forme que du fond. D’un point de vue technique, les mêmes procédés entrent en jeu sous l’aspect d’un hommage qui conserve pourtant sa valeur propre. A commencer par les plans vus du ciel. On retrouve les paysages vertigineux et fascinants de l’Oregon qui ouvrent en grandes pompes Shining. La caméra suit la voiture de haut, l’enfermant dans des routes étroites sillonnant une forêt touffue dans les deux films. Tout un tas de procédés communiquent d’un film à l’autre. Jeux de caméra, plans, scènes cultes.
Le plus notable est celui des longs travellings, éminemment présents dans Doctor Sleep comme dans Shining. Tant et si bien qu’ils furent la marque de fabrique de ce dernier. Le chef opérateur de Kubrick a en effet utilisé une méthode très innovante: le Steadicam. Origine de ces travellings lugubres suivant Danny enfant dans les couloirs de l’hôtel Overlook où est ambiancée l’histoire, et suivant Danny adulte dans l’hôpital où il travaille ainsi qu’en d’autres lieux qu’il convient de ne pas révéler.
La technique en question consiste à accrocher la caméra à un harnais que porte le caméraman comme un gilet. De plus, un bras articulé permet une rotation de 360° à la caméra qui offre aux travellings une fluidité déconcertante. Dans la pratique, et notamment celle qui nous intéresse pour nos deux films, le caméraman suit Danny enfant sur son tricycle à travers les couloirs de l’hôtel, bras articulé en bas en inclinant légèrement la caméra en contre-plongée. Ainsi, le spectateur suit, vu du bas, le protagoniste, en découvrant son champ de vison après lui. Chaque virage dans un couloir réserve donc une surprise, bonne ou mauvaise. Pour Shining et Doctor Sleep, épouvante demande, vous vous imaginez que les surprises sont plutôt mauvaises.
Un labyrinthe, à nouveau
Et les vases ne communiquent pas qu’au niveau de l’image. La bande-son paraît résonner d’un film à l’autre. Les bruits se font face, entrent en écho, se découvrent en miroir. D’un battement de cœur qui s’accélère, à une voiture qui semble pleurer en accélérant, jusqu’au classique sol qui craque, la porte qui grince, les lointaines plaintes d’esprits maudits, les ultrasons traduisant le vacarme mental et l’angoisse. La musique, basse et profonde, va creuser jusqu’au fond de la terre un passé que l’on voudrait enfoui, mais qui s’impose dans une chambre obscure… ou derrière le rideau d’une baignoire.
Le fond est évidemment en lien, mais pas seulement comme suite logique. Les thèmes de Shining reviennent dans Doctor Sleep sous l’angle de la suggestion. Ce premier accorde une place toute particulière au labyrinthe, qui est reprise dans ce dernier, certes, mais avec une subtilité qui rend hommage et qui innove. Le générique de début qu’a mis en place Flanagan joue avec les motifs de la moquette de l’hôtel Overlook pour montrer que Danny sera perdu à nouveau, poursuivi, confus dans des motifs géométriques qui symbolisent l’ordre et la confusion. Et n’est pas question que de Danny; à travers lui, c’est l’humanité qui se perd.
Notre relation au monde des morts
Les vieux démons reviennent. La lutte reprend. On rappelle au sacrifice de sa vie pour sauver celle de ses amis. La magie refait son apparition sous une forme beaucoup plus assumée dans Doctor Sleep que dans Shining; différence fondamentale entre les deux. Pourtant, l’effet est le même. La frontière entre réalisme et fantaisie est brouillée. Est-il question de perturbations psychologiques? Est-il question d’intervention de démons dans notre bas monde?
La seconde question, aussi farfelue puisse-t-elle paraître, est plus que légitime aujourd’hui. C’est parce qu’on se désintéresse des pouvoirs du ciel, ou des ténèbres, que ces forces agissent impunément sur nous. La médiumnité est considérée au pire comme folie, au mieux comme hobby pour femmes quinquagénaires qui s’ennuient. Et si notre relation au monde des morts avait un ancrage réel? Pour le meilleur comme pour le pire. Stephen King, Stanley Kubrick et Mike Flanagan posent ces questions sur une table – tournante.
Jack et son Jack
Qui dit en outre affaire d’autre-monde dit affaire de ce monde. Parce que les deux films montrent avec brio que si destin il y a dans la vie des hommes, il n’est jamais fataliste. Celui qui tue, qui commet des horreurs, le fait sous l’effet d’une certaine folie, folie qu’il a cependant acceptée. Folie dont il est coupable! Prenons le cas de Jack Torrance, père du personnage principal Danny Torrance. Il est victime justement de folie: parce qu’échecs, parce qu’isolement, parce que sentiment d’incompréhension, parce que Jack… Daniel’s. L’interprétation est ouverte dans Shining: agit-il sous l’effet de l’alcool seul ou est-il possédé par des démons via l’alcool? Je n’ai pas de réponse. Mais ce dont on est certain, c’est qu’il pète les plombs.
A ce point-là, il est encore davantage victime que coupable. Son monologue au bas de l’escalier du salon central de l’Overlook dans Shining traduit bien la souffrance de cet homme écrasé par les pressions que lui inflige la société américaine des eighties. «Responsabilités», dit-il. Il hurle à sa femme qu’elle ne comprend pas les «responsabilités» qu’il a. Le père de famille porte un poids trop lourd. Jack n’est pas le premier à en payer les frais. Payés souvent au comptoir d’un bar.
On s’enfile un verre, on se détend. On s’enfile un autre verre, on oublie. On s’enfile un énième verre, on tangue. Puis, on perd le contrôle. Désormais, l’alcool n’est plus responsable. Jack fait le choix de s’abandonner à la possession qui lui impose le pire. La preuve en est que son fils, Danny adulte, souffre du même penchant pour la boisson que le père, mais il choisit la reconstruction. Il se laisse aider, il se laisse aimer, pour à son tour venir au secours de la détresse humaine.
Immersion nostalgique
Shining est un chef-d’œuvre incontestable; Doctor Sleep, un très bon film. Bien sûr, le second ne dépasse le premier. Il n’est pas à sa hauteur, il demeure néanmoins à la hauteur. Digne suite. Hommage vibrant. Flanagan n’est pas Kubrick non plus, il le sait et s’en réjouit. Par sa dernière réalisation, il suit les traces d’un maître. Et quelle meilleure voie pour devenir un jour un maître que de suivre un maître?
Mike Flanagan n’a que quarante-et-un ans. Age de vieillesse pour un sportif, enfance pour un réalisateur. Il a encore à apprendre. S’il faut à cet effet trouver un défaut à Doctor Sleep, c’est qu’il peine à démarrer. Point de faute grave, toutefois. Il est question de détails. Détails vite oubliés, emportés par l’immersion délicieuse et nostalgique dans un monde où la fantaisie cache une réalité profonde, dans un monde où le bien et le mal s’affrontent, dans un monde où l’innocence des enfants est la cible de la peur, dans un monde où il faut affronter cette peur pour rendre la paix aux lieux hantés par le sang qui coule des ascenseurs, dans le monde du shining.
«Vous avez toujours été le gardien.»
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Crédit photo: © Warner Bros