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«Lost in Translation», c’est de l’art dans le décalage6 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Les mercredis du cinéma – Edition spéciale: Sofia Coppola – Loris S. Musumeci

Le kitsch, c’est de l’art. L’humour, aussi. Le drame, évidemment. Sans parler de l’art de la traduction… Lost in Translation, deuxième long-métrage de Sofia Coppola, c’est de l’art. Un art kitsch, drôle, dramatique. Un art récompensé par l’Oscar du meilleur scénario original entre autres prix. Un film discret, un film qui ne paie pas de mine, un film un peu perdu dans le monde du cinéma, un peu comme ses personnages, qui sont perdus eux aussi. Lost in Translation. Lost tout court.

Le film porte bien son titre. Lost in translation, où il est question de deux personnages perdus, perdus dans la traduction. Et dans une culture qui leur est étrangère, avec des mœurs auxquelles ils ne sont pas habitués. A un moment de leur vie, où ils ne savent plus où ils en sont. Bob Harris (Bill Murray) et Charlotte (Scarlett Johansson) se rencontrent par hasard dans un grand hôtel de Tokyo. Lui, acteur américain, est là pour une campagne de publicité. «Prenez le temps de vous détendre un peu, prenez le temps d’un Suntory.» Ça l’emmerde clairement de se livrer au spectacle grotesque d’une publicité bien kitsch, bien japonaise, mais il est grassement payé pour le faire.

Et Charlotte, eh bien… elle ne fait rien. Si ce n’est accompagner son mari photographe, qui ne la considère pas, qui ne pense qu’à son travail. Charlotte et Bob sont perdus, Charlotte et Bob se rencontrent, ils deviennent amis, ils se retrouvent, ils se libèrent. Fin de l’histoire. Une amitié à la frontière de l’amour dans la culture pop’ japonaise. Une amitié entre deux personnages perdus. Une amitié qui se passe de traduction. Parce qu’on se comprend en se regardant. Parce qu’on se comprend en passant du temps ensemble. Parce qu’on se comprend, même si on est perdu. Parce qu’on comprend, puisqu’on est perdu. Et qu’on se retrouve. A deux. On se libère. On vit enfin.

Sofia Coppola, Scarlett Johansson et Bill Murray

Oscar du meilleur scénario original, pour un scénario de peu. De peu, ça ne veut pas dire nul. Ça veut dire simple. Oui, parce que deux égarés qui se rencontrent dans un hôtel, c’est simple. «Mais pour moi ça veut dire beaucoup», comme dirait l’autre lorsqu’il jouait du piano debout. Ça veut dire beaucoup, parce qu’on s’y retrouve. Parce que je m’y retrouve. Les deux se sentent en décalage. Et quiconque vit le décalage se retrouve en eux. Se sentir à côté, se sentir pas comme les autres, se sentir différent. Sentir qu’on n’est pas à sa place. Mais en fait, où qu’on soit, on peut être à sa place, il suffit de voir en quoi et comment je peux être à ma place. Ici et maintenant.

Ainsi, Bob et Charlotte, qui s’embêtent littéralement, trouvent leur place. Ils la trouvent dans l’amitié qu’ils créent. Cette amitié, ils la créent dans un cadre qui ne leur est pas seulement étranger, mais aussi étrange. Et c’est dans la construction de ce cadre que Sofia Coppola est géniale, c’est en interprétant les deux personnages de ce cadre que Bill Murray et Scarlett Johansson sont géniaux.

Le travail de la réalisatrice se résume à peu de choses. Qui sont déjà beaucoup. Pour ce film, elle s’est inspirée de ses propres voyages au Japon. Sans doute s’était-elle sentie elle aussi quelque peu en décalage… Peu de choses qui sont déjà beaucoup parce qu’un loser, à la rigueur, c’est facile à imaginer. Nous sommes tous un peu des losers. Mais à placer dans un cadre bien précis, à montrer exactement ce qui les fait sentir losers, c’est autre chose. Et Madame Coppola y parvient. Elle crée un univers complètement kitsch. Et comme il le faut. Avec le regard qui convient.

Lumières des enseignes dans Tokyo, jeux genre flipper, salles de jeux du genre très oppressantes, aux couleurs très criardes, aux bruits très insupportables. Et des temples bouddhistes, où Charlotte essaie de trouver le salut de l’âme, qui sont si spirituels, si profonds, si machin, qu’elle se sent stupide de ne pas être atteinte. Et des plateaux de tournage pour la pub’ du whiskey, où Bob ne comprend rien à ce qu’on lui raconte, où il doit pourtant garder la face, jouer un rôle. Le rôle du big american actor, de la putain de starlette qui sait s’exhiber partout en toute situation,  qui lève le sourcil gauche pour paraître bien classe, bien self-confident, à la «Jammesse Booondeeee» – comme disent les Jap’ – vous voyez? 

Ce travail, c’est du Sofia Coppola, et c’est du Bill Murray et Scarlett Johansson. Qui jouent l’égarement à merveille. Scarlett est sans arrêt au bord des larmes, mais quand elle rencontre le personnage interprété par Bill, ça change. Bill est sans arrêt au bord de la dépression alcoolo-nerveuse, mais quand il rencontre la jeune femme interprétée par Scarlett, ça change aussi. Qu’est-ce qu’elle chang, cette fameuse rencontre? Pas grand-chose, en fait. Si ce n’est que les deux se comprennent. Si ce n’est que les deux, sans projets ni aspirations particuliers, décident de s’amuser un peu, de se lâcher. De s’entraider.

Entraide, amitié et amour

Entraider… Qu’est-ce que ça veut dire? Rien. Ou presque. Les deux n’ont pas à s’aider mutuellement, mais juste à passer du temps ensemble. A se saouler dans des boîtes de nuits de la capitale nippone, à détonner au karaoké, à rire un bon coup, à regarder La Dolce Vita de Fellini – sous-titré en japonais – ensemble sur le téléviseur miteux d’un hôtel pourtant luxueux.

C’est comme ça que je vois l’amitié, a fortiori l’amour. Se comprendre, sans comprendre pourquoi. Tout savoir des états d’âme de l’autre, sans savoir pourquoi. Se serrer dans les bras l’un de l’autre, sans espoir de lendemain. Le gros plus de Lost in Translation, c’est de placer la naissance d’une amitié aux frontières d’un amour, qui reste platonique, dans le décalage. Décalage de la langue qui souffre de l’absence d’une véritable translation. Décalage d’une culture dont on s’égare dans les codes. Décalage d’une existence qui s’essouffle. Décalage, oh décalage, qui nous recale. Le tout, dans un Tokyo filmé caméra à l’épaule, ou caméra à la fenêtre d’un taxi. Dans un Tokyo qui brûle et qui bouge. Dans un Tokyo tellement kitsch, qu’on s’en enkitsche. Qu’on s’en fiche. Tant qu’on s’aime, qu’on se découvre. Et qu’on vit. Enfin.

Ecrire à l’auteur : loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédit photo : © Focus Features

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