Le Regard Libre N° 35 – Alexandre Wälti
La rencontre est prévue à Vevey, le 29 octobre 2017, à 14h00. Elle attend déjà sous l’arbre devant le hall de gare et tapote du pied. Le temps est gris. Il deviendra plus clément à la fin de l’entretien. Nous parlerons notamment des patronymes, des personnages et des thématiques de son roman Les Oies de l’Île Rousseau, paru en 2017 aux Editions de l’Aire.
Ce second livre est plus ambitieux que le précédent. L’Alphabet des Anges s’articulait autour de deux personnages touchants, une mère et sa fille aveugle, tandis que Les Oies de l’Île Rousseau met en scène sept destins, entre détresse et tendresse, qui gravitent surtout dans Genève.
Les Oies de l’Île Rousseau raconte les existences entrecroisées de Mehran, Farid, Majda, Tsyori, Fiora, Eva et Eliott. Sept personnages qui n’ont, au départ de la narration, rien en commun et qui se rencontrent progressivement à la suite d’un suicide. Ce drame, bien loin d’être représentatif de l’ambiance du roman, est à l’origine de l’enquête policière d’Eliott. Cette dernière agit comme un fil conducteur de l’histoire parmi d’autres.
De l’importance du « flou identitaire »
Ces personnages, justement, qui sont-ils dans Les Oies de l’Île Rousseau ? C’est la première question que nous abordons avec Xochitl Borel. Un quart d’heure est passé et nous sommes assis dans une brasserie historique près de la gare de Vevey. Un bois poli avec soin couvre les murs de la salle et rend l’endroit raffiné. Cette matière est à l’image du style de l’auteur romand : l’enrobage de l’histoire est solide, maîtrisé, et le cœur de la narration est tendre.
Nous évoquons d’abord l’importance du patronyme dans l’intrigue. Plus précisément, la confusion qu’il provoque notamment dans le cas de Mehran et de Farid. Xochitl Borel a ainsi été frappée par le fait « que certaines personnes, à Genève, se présentent sous un nom de famille différent selon la situation. » Elle précise que le « patronyme est une invention occidentale » et que les « Afghans, par exemple, n’ont pas de nom de famille ». Or, l’administration fédérale en exige un de chaque migrant qui entre sur le territoire suisse. Elle ajoute que le « patronyme est parfois une source d’inquiétude pour cette partie de notre population ».
Elle boit une gorgée de café, repose vivement la tasse et insiste sur le fait qu’elle parle du « flou identitaire » dans sa globalité. Les incertitudes animent effectivement tous ses personnages. Ils cherchent des racines à leurs identités. Par exemle, Eliott retrouve un pan de son passé qu’il ignorait et que Fiora n’ose pas lui avouer. C’est toute la richesse de l’écriture de Xochitl Borel. Elle utilise l’identité de ses protagonistes comme un déclencheur d’intrigues.
Notre conversation se poursuit tandis que la serveuse nous interrompt poliment à la fin de son service. Nous nous arrêtons sur le personnage lumineux de Tsyori. C’est une concierge sans papiers qui travaille au noir et qui vit dans des conditions précaires. Dès que nous parlons de Tsyori, Xochitl Borel sourit, interrompt la conversation et glisse furtivement la signification de ce prénom : « qui ne manque de rien ». Elle tient l’information d’un ami malgache.
« – Madame, tu dors ?
Tsyori se retourne. Une enfant, sous une auréole de boucles blondes, lui fait face ; dans le regard de la gamine brille une fierté simple, qui se propage dans tout ce petit corps bien planté sur ses deux jambes. Elle tient fermement un bâton de sa main minuscule et encore un peu potelée de l’enfance.
– Non, je dors pas.
Tsyori s’est relevée sur ses coudes ; la fillette se rapproche encore un peu, elle porte un t-shirt rouge trop grand, un short mal coupé, qui devait être initialement un pantalon élimé, et des bottes qui remontent jusqu’à ses genoux ; le bout de peau entre le caoutchouc des bottes et le début du short est brun de terre. […]
– Tu peux m’aider, si tu veux. Je vais faire une petite maison pour les vers de terre. […]
– Tu parles pas, toi. Les autres adultes, normalement, ils parlent toujours… Voilà, regarde, Madame : maintenant, y a plus qu’à attendre que les vers, ils trouvent la maison.
La fillette a fini, elle se frotte avec force les mains autant pour enlever la terre que pour le plaisir du geste, de même qu’elle se frotte avec force les genoux mais sans rien enlever, parce que là, il faudrait un immense seau d’eau et une brosse de crin de cheval pour ôter la croûte de boue, mais qu’importe, de nouveau elle se frotte les genoux, pour la beauté du geste ; puis la minuscule boule blonde titube jusque vers Tsyori et se pose sur son ventre comme du pollen ; et là, dans ses bras, la gamine s’endort. Simplement, s’endort. »
Une « ville personnage »
Cet extrait du roman est au centre de l’unique scène qui se passe hors de Genève. Tsyori est à la montagne et un enfant l’interpelle. D’un côté, la migrante en situation illégale et, de l’autre, la petite fille modèle. Le contraste est à son apogée. Et pourtant l’affection et l’innocence les rapprochent un instant. Xochitl Borel nous confirme, d’un air complice, l’importance de ce passage. Elle nous confie encore qu’il doit évoquer l’ouverture sur le monde, la liberté de mouvement.
Elle profite surtout d’évoquer la position intéressante de la ville du bout du lac : « Genève a quelque chose d’incroyable. C’est une ville fleuve. Le Rhône la traverse et inspire le voyage. Pour la catégorie de population qui est mis en scène dans le livre, il n’y a pas de sortie parce qu’ils prennent ni le train ni l’avion et ils n’ont pas de moyens de locomotion. Et donc, ils ne sortent pas souvent de la ville. Et pourtant la campagne n’est pas loin. »
Xochitl Borel nous précise encore qu’elle a voulu écrire Genève « comme un personnage. » Elle s’est intéressée aux « artères principales », aux « détails de la ville » et au « fleuve qui arrive » parce qu’ils font, pour elle, « autant Genève que son histoire actuelle ». L’eau s’écoule vers un centre comme le sang va des veines au coeur. Elle boit la dernière goutte de son café et jette un bref coup œil sur les images de la Fête des Vignerons, projetées sur un écran de la brasserie. Il y a autant d’humilité sur les visages des paysans qui défilent que dans le cœur des personnages de Xochitl Borel.
Des humains bienveillants
Nous en venons enfin à la bienveillance qui anime tous les personnages du roman. A l’écoute de ce terme, Xochitl Borel se fait revendicative et prend un ton presque militant :
« On trouvait déjà cette bienveillance dans L’Alphabet des Anges. C’est drôle parce que c’est quelque chose qu’on me reproche souvent. On me dit que ‘‘tes personnages sont trop bons’’. En réponse à cela, et pour justifier le contraire, je les invite à écouter la tendresse de Brel, de Bourvil et je me dis : ‘‘oui, peut-être que j’exagère, mais ce n’est pas grave.’’ Il y a déjà beaucoup de romans dans la littérature actuelle qui vont dans l’autre sens, dans le trash, dans la violence, dans le sombre. Les personnages des Oies ont aussi des fêlures, je ne leur quitte pas leur part d’ombre, leur part de chaos interne.
Néanmoins, j’insiste volontairement sur les moments où ils arrivent à être bienveillants les uns envers les autres, car c’est quand même comme ça que l’humanité perdure. Je trouve que la bienveillance n’est pas assez mise en valeur et j’insiste sur des personnages qui sont bons parce que j’y crois. J’ajouterais encore que j’aime faire grandir mes personnages dans la bonté car les personnes bienveillantes sont trop souvent considérées comme des gentils qui se font avoir, qui sont naïfs. Or, ce n’est pas du tout une naïveté. Il faut encore préciser que les personnages des Oies n’ont à peu près plus que la bienveillance. J’ai l’impression qu’elle s’impose comme une solution dans des situations très précaires. »
Couper cette incitation à l’empathie et à l’amour de l’autre aurait été un crime contre l’Humanité. Peut-être pas. C’est vrai. Ne dramatisons pas. Ces propos de Xochitl Borel sont précieux parce qu’ils condensent en peu de mots l’essence du roman Les Oies de l’Île Rousseau et la raison d’être de ses protagonistes. Son écriture est une mouette rieuse survolant une usine désaffectée. Elle maîtrise l’art du contraste et confronte les histoires intimes pour nous rappeler notre humanité.
L’entretien se termine. Nous échangeons encore rapidement quelques recommandations de lectures d’auteurs romands. Xochitl Borel apprécie notamment le cycle La Beauté sur la terre, Passage du poète et Si le soleil ne revenait pas de Ramuz, et elle avoue surtout une fascination pour « la force imaginaire » de la correspondance de la Chaux-de-Fonnière Monique Saint-Hélier tout comme le lien que cette dernière « a avec ses rêves ».
Nous n’avons pas vu le temps passer. Avec la passion des mots, c’est toujours la même histoire qui se répète : on lit, on partage, on parle, on rit, on ressent, on oublie l’heure et on relit à l’infini. Heureusement !
Ecrire à l’auteur : alexandrewaelti@gmail.com
Crédit photo : © A. Guttiérez
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